Déborder Bolloré

Faire face
au libéralisme autoritaire dans le monde du livre.



Arnaud Frossard et Julie Wargon

Ce document est extrait de la publication multiformat Déborder Bolloré. Il a été généré puis rendu accessible sur deborderbollore.fr, la plateforme hébergeant toutes les ressources autour du projet, dont cette contribution. Déborder Bolloré met en avant la pensée de chercheureuses, d’imprimeureuses, d’éditeurices et de libraires qui analysent et/ou subissent les dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché. Chacun·e tente de formuler, depuis sa position respective, des réponses à cette question urgente : comment faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre ?

L’odeur de l’encre. L’imprimerie : mirage des techniques, réalité des concentrations


L’imprimerie de labeur — celle qui concerne l’impression de livres ou de brochures — bénéficie d’un prestige diamétralement opposé à la connaissance que l’on peut avoir de sa structure et des évolutions sociales et techniques en cours depuis plusieurs dizaines d’années. La tradition de l’ouvrier typographe et des caractères en plomb entretiennent cette mythologie.

Cependant, ce secteur de la chaîne graphique subit, lui aussi, les bouleversements du monde de l’édition depuis la fin du XXe siècle.

Le développement de l’informatique de bureau, des techniques d’impression favorisant les courts tirages et, enfin, la concentration dans l’édition ont accentué le rapport de force entre éditeur et imprimeur.

L’imprimerie soumise à la pression financière des groupes


Bien avant l’arrivée de Vincent Bolloré, le groupe Hachette était déjà un acteur déterminant dans l’évolution de l’imprimerie. Ses stratégies et ses investissements sont révélateurs d’une tendance à la destruction du savoir-faire des ouvriers du livre et d’une uniformisation des productions.

Actionnaire dans l’imprimerie, dans l’édition et dans la librairie, occupant parfois même une position de monopole, le groupe Hachette, sous Vincent Bolloré, n’est plus seulement une puissance économique mais tend à devenir une machine idéologique. Dans l’imprimerie, c’est un acteur important et innovant depuis le début du XXe siècle.


Dès 1923, afin de développer et de rationaliser sa production de manuels scolaires, les éditions Hachette encouragent le rapprochement de deux de ses fournisseurs : l’imprimerie Brodard (fondée en 1858 et installée à Coulommiers (77)) et les Ateliers Taupin, spécialisés dans le brochage et cartonnage (créés en 1908 et installés dans le 15e arrondissement de Paris). La nouvelle entité « Société Imprimerie Brodard et Ateliers Joseph Taupin Réunis », plus communément appelée Brodard & Taupin, signe alors un contrat d’exclusivité avec Hachette. Avec près de 400 ouvriers et 30 presses typographiques, ces ateliers peuvent produire jusqu’à 27 000 livres par jour1.

En 1953, cette association prend un nouvel essor avec la création par Hachette de la collection du « Livre de Poche », dont Brodard & Taupin a assuré la production jusqu’en 2007. À cette occasion, un site de production est construit à La Flèche (72) en 1967.

À partir des années 1980, Hachette Filipacchi Médias investit dans des imprimeries à forte capacité de production. Mais à l’orée de l’an 2000, le groupe cède ses activités d’imprimerie offset. L’imprimerie Brodard Graphique (filiale à 100 % du groupe Hachette Filipacchi Médias) est vendue au Groupe Maury. Ces transferts de capitaux peuvent paraître anodins mais sont symptomatiques de l’influence d’Hachette dans le monde de l’imprimerie. On peut souligner que si Hachette se désengage financièrement, le groupe poursuit son partenariat commercial avec l’imprimerie, dont le chiffre d’affaires dépend des volumes de production accordés.

En 2010, la non-reconduction du partenariat commercial avec Brodard & Taupin provoque la fermeture du site historique de Coulommiers, entraînant la suppression de 190 emplois. Anecdote optimiste : pour protester contre la fermeture et le refus par la direction de verser une prime compensatoire raisonnable, des salariés de l’imprimerie ont mis le feu à 3 tonnes d’encre et de bobines de papier. « Depuis l’annonce de la liquidation judiciaire lundi, l’entreprise est en état de siège, explique l’un d’eux. Nous sommes prêts à tout tant que les négociations n’avancent pas, nous avons encore 6 000 tonnes de papier à l’intérieur de l’entreprise2. » En 2020, après une longue bataille judiciaire, 65 ex-salariés de l’usine se voient accorder plus de 3 millions d’euros de dommages et intérêts, soit environ 50 000 € par personne. Malheureusement, sur les quelque 150 salariés à s’être saisis des prud’hommes après la fermeture du site, il n’en reste plus que 65 engagés dans la procédure, dont certains sont décédés.

Cet exemple est caractéristique de la pression financière exercée par les groupes éditoriaux sur les imprimeries. Ce rapport de force est manifeste lors de la publication des appels d’offres d’impression. Hachette et Editis, grâce aux volumes qu’ils peuvent garantir, sont particulièrement agressifs lors de ces négociations tarifaires.

La concentration permet aux groupes de « rationaliser » leurs achats. D’ailleurs, le chef de fabrication se confond avec le responsable achat ou travaille sous sa responsabilité : la fabrication d’un livre n’est plus affaire de compétences techniques mais d’une capacité à négocier et à mettre en concurrence. Si la fidélité d’un chef de fabrication à son imprimeur était la garantie d’un travail exécuté dans les règles de l’art, les méthodes changent.

Sous la houlette des contrôleurs de gestion, les négociations s’appliquent pour l’ensemble des éditeurs du groupe ; elles portent sur les tarifs et l’occupation du temps machine. Lorsque Hachette ou Editis ouvrent un appel d’offres, ils garantissent un volume d’affaires et une réservation de temps machine en contrepartie de tarifs bas.

Le ou les imprimeurs qui remportent le marché ont une activité « garantie » mais se retrouvent dépendants du renouvellement de ce contrat et parfois asphyxiés par le volume de livres à imprimer. Ainsi, pour honorer les termes du contrat (délai, qualité), ces imprimeries ralentissent le développement commercial auprès d’autres clients et ne peuvent empêcher le départ de ceux qui se sentent négligés. Ces deux groupes, Hachette et Editis, suivis par Madrigall, Albin Michel, Actes Sud… se partagent alternativement le parc machine.

Soumission d’ordre moral


L’extrait qui suit, tiré d’un rapport d’Hachette Livre, est un nouveau témoignage de sa mainmise sur ses fournisseurs. Au-delà du rapport de force économique déjà évoqué, voici une soumission d’ordre moral :

« Hachette Livre incite vivement ses fournisseurs à s’inscrire dans une démarche de certification sociale, et recommande de se référer à des normes telles que SA 8000, OHSAS 18001 et ILO-OSH 2001. Hachette Livre procède à une évaluation continue de ses fournisseurs d’achats directs via la plateforme Ecovadis, favorisant ainsi l’amélioration continue de leurs performances environnementales, sociales et éthiques. Des audits de conformité sont également effectués dans les locaux et sites de production des fournisseurs, avec des sanctions en cas de non-conformité. En 2023, quinze sites industriels de fournisseurs ont été audités, révélant une seule non-conformité critique, entraînant la mise en place d’un plan d’action corrective3. »


La « certification sociale » appartient à la novlangue dont sont adeptes les managers. Elle remplace avantageusement et à bon compte la protection syndicale dont ont bénéficié, jusqu’à récemment, les ouvriers du livre (ce que nous aborderons un peu plus loin).

Alors que le groupe Hachette exige de ses fournisseurs qu’ils se reportent à des normes pour gérer la question sociale, le scandale des certifications forestières, censées garantir la provenance des papiers utilisés pour les livres du groupe, met en lumière l’abjecte fumisterie de ses valeurs « écologiques », un fameux exemple du greenwashing ! Deux « labels » se partagent le marché de certification de la filière bois, qui concerne l’approvisionnement du papier pour l’édition : FSC (Forest Stewardship Council) et PEFC4 (Programme de reconnaissance des certifications forestières, qui a pour devise : « Gardien de l’équilibre forestier »). Ces deux logos se retrouvent sur tous types de produits et d’emballages comme le papier hygiénique, mais aussi les cahiers et bien d’autres articles. Ces deux labels déploient une communication très forte autour de leurs valeurs à l’apparence inébranlable : le respect pour l’environnement, le respect des droits du travail et des peuples autochtones. Une première enquête de l’émission Cash Investigation, intitulée « Razzia sur le bois » (diffusée sur France 2 le 24 janvier 2017), met en lumière des dysfonctionnements importants : pour tester cette organisation, les journalistes ont notamment demandé et obtenu la certification PEFC de gestion forestière durable pour des sites aussi incongrus et peu boisés qu’une porcherie, un supermarché ou des réacteurs nucléaires… Ce documentaire a fait grand bruit dans le milieu de l’édition et de l’imprimerie, au point que les responsables de production de la commission fabrication du CNL (Centre national du livre) se sont réunis pour préparer une réponse commune. Et le 1er mars 2023, Le Monde révèle l’enquête internationale « Deforestation Inc. » sur les carences des grandes sociétés d’audit environnemental. « Ces acteurs se voient confier la certification des exploitations, mais ils peinent à détecter les manquements des acteurs de la filière ou ignorent de nombreux dommages environnementaux. […] Cette enquête pointe les failles dans les règlementations et la collusion entre industriels et certificateurs peu scrupuleux5. »

La Fédération des syndicats du livre : un rempart s’est effondré6

« Les correcteurs parisiens ont toujours été de fortes et originales personnalités qui ont occupé une place à part soit dans la Fédération du livre, soit dans la CGT, soit dans les deux organisations à la fois. Deux traits principaux les ont jusqu’ici caractérisés : leur militantisme syndicaliste révolutionnaire et leur qualification professionnelle. Bref, le Syndicat des correcteurs, qui constitua un refuge pour nombre de militants en rupture de métier par suite de la répression patronale, n’est pas un syndicat comme les autres, il est quelque chose de plus. » Jean Maitron7


Le Syndicat des correcteurs, créé en 1881, a pris véritablement naissance en 1904 avec l’arrivée de militants anarchistes et de syndicalistes révolutionnaires. Tous ces militants avaient en commun de lutter sur leur lieu de travail dans le cadre de leur syndicat, contre l’exploitation patronale, pour permettre l’émancipation des travailleurs et réaliser dans la pratique l’idée fondamentale du syndicalisme révolutionnaire : l’abolition du salariat. Ces principes, restés très vivants chez les correcteurs, sont l’une des grandes originalités de leur syndicat, alors qu’aujourd’hui, nombreux sont les syndicats à être liés aux partis et dans lesquels la démocratie syndicale revendiquée n’est que rarement effective. Par exemple, dès 1919, les représentants des correcteurs menaient bataille avec d’autres délégués pour l’admission des femmes dans la profession et dans les organisations syndicales. Et en 1989, le Syndicat des correcteurs comptait le plus important pourcentage de femmes parmi ses adhérents à la Fédération du Livre. Autre particularité, les femmes percevaient le même salaire que les hommes, appliquant depuis des années le principe « à travail égal salaire égal ». Il n’y avait par ailleurs aucune différence salariale entre un débutant et un correcteur chevronné.

Le Syndicat des correcteurs était un refuge pour militants pourchassés. Dans cette « terre » d’accueil, ils pouvaient, tout en gagnant leur vie, continuer à exister comme les militants qu’ils étaient.

Citons plusieurs figures féminines majeures actives au sein du Syndicat des correcteurs. May Picqueray8(1898–1983), celle qui refusa de serrer la main de Trotski à Moscou. Celle qui monta sur la table du congrès de l’Internationale syndicale rouge pour haranguer et dénoncer les congressistes en train de se goberger alors que le peuple russe mourait de faim. Celle qui, infatigable féministe, pacifiste et antimilitariste réalisa des faux-papiers pour des réseaux de résistants durant l’Occupation. Et ce qui ne fut pas son moindre exploit, elle fut vingt ans durant une flamboyante correctrice au Canard enchaîné. Ou Rirette Maîtrejean (1887–1968), compagne de Victor Serge, qui fut acquittée au procès de la bande à Bonnot. Plus tard, elle se lia d’amitié avec Albert Camus et lui fit connaître la pensée libertaire. Elle fut correctrice en presse dès 1923, et lorsque Louis Lecoin lança le journal Liberté, elle se chargea de sa correction. Citons aussi Marcel Body9(1894–1984) qui, membre de la mission militaire française envoyée en Russie en 1918, fut de ceux qui refusèrent de participer aux opérations alliées — dont la France — contre le gouvernement soviétique. Membre de l’Internationale communiste, il devint diplomate soviétique en Norvège, aux côtés d’Alexandra Kollontaï. Antistalinien, lorsqu’il fut contraint de revenir en France, il devint correcteur et adhéra au Syndicat des correcteurs. Il traduisit du russe les textes de Lénine, Trotski et plus tard ceux de Bakounine, sous l’égide de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam. Dans les années 1960, il participa à la revue de Boris Souvarine, Le Contrat social, et en 1974 au Réfractaire en compagnie de May Picqueray.

Dans les années 1990, le Syndicat des correcteurs défendait toujours les principes de la CGT d’avant 1914. Principes qui lui avaient donné ses lettres de noblesse. Après Mai 68, quelques-uns de ses membres prétendirent le moderniser en supprimant ce qu’ils considéraient n’être que des archaïsmes. Le principal étant, selon eux, la rotation des mandats. C’était pourtant grâce à cette rotation qu’il avait évité de se transformer en bureaucratie syndicale comme l’étaient devenus beaucoup d’autres syndicats.

Mais le développement de l’informatique de bureau a détruit de nombreux métiers et les nouvelles techniques d’impression favorisant les courts tirages ont transformé le paysage des imprimeurs et les métiers du livre. Les ouvriers du livre détenteurs d’un savoir intellectuel et technique, porteurs de cette histoire syndicale et révolutionnaire, ont été remplacés par des opérateurs.

Si nous avons une bonne connaissance des métiers du livre, des origines jusqu’aux années 1960, force est de constater que l’histoire de ses ouvriers est moins documentée à partir du moment où arrive la photocomposition10. C’est à ce moment-là que les effectifs des principaux syndicats de cette branche chutèrent de façon drastique et, par conséquent, la fédération les regroupant, redoutée jusqu’alors par l’ensemble du patronat du secteur, devint un simple partenaire social.

La dégringolade de ses effectifs commença avec l’arrivée de nouveaux outils. Ceux-ci étaient plus simples à utiliser et requéraient des connaissances différentes de celles qu’avaient les anciens ouvriers du livre. Pour les patrons, ils avaient l’avantage de pouvoir être utilisés par des personnels qui n’étaient pas liés à l’histoire du syndicalisme du livre.

Le premier de ces outils fut la photocomposeuse. Elle arriva sur le marché dans les années 1960, faisait le même travail que les linotypes11 et coûtait bien moins cher. Ces machines présentaient un autre avantage, celui d’être bien moins complexes à utiliser et de ne pas nécessiter de personnel ayant des connaissances techniques particulières. Dès lors, les typographes ont été peu à peu remplacés par un personnel généralement féminin, et évidemment moins bien payé. Ces femmes étaient souvent des secrétaires en reconversion. Il leur était demandé d’avoir un bon niveau en français et une vitesse de frappe supérieure à 10 000 signes à l’heure. Une production bien plus importante que celle des typographes. Après une rapide formation, elles devenaient clavistes. La plupart de ces femmes, comme de nombreuses autres en France à l’époque, n’adhérèrent à aucune organisation syndicale12. Un parfait exemple du continuum de l’exploitation patriarcale : de l’exploitation domestique à l’exploitation salariale, ou comment la double journée de travail se développait pour les femmes. Les typographes quant à eux étaient majoritairement membres du Syndicat du livre, leur départ de la production fut la première réduction importante des effectifs de ce syndicat.

Une décennie plus tard, de nombreux ateliers de labeur, où étaient confectionnés les revues, les livres, etc., fermèrent leurs portes pour être remplacés par des ateliers de PAO (publication assistée par ordinateur). L’informatique venait de s’immiscer dans l’industrie du livre et elle n’allait plus en sortir. Les outils informatiques avaient l’avantage de permettre la fusion des anciens métiers du livre. De nouveaux personnels composaient ces ateliers. Ils n’avaient pas grand-chose à voir avec les ouvriers qui travaillaient dans le labeur. C’étaient des jeunes qui avaient vécu les journées de Mai 68 et avaient en mémoire l’attitude réactionnaire du PCF et de la CGT. L’image de courroie de transmission du très stalinien PCF, que véhiculait la CGT avec ses dogmatismes, n’était pas faite pour attirer ces jeunes. Avec la fermeture des ateliers de labeur, les effectifs du Syndicat du livre subirent une nouvelle réduction.

Les responsables de la Fédération française de travailleurs du livre (FFTL), au lieu de prendre la mesure de ces chutes d’effectifs, décidèrent de ne rien changer à leur mode de fonctionnement. Cette fédération comptait, dans les années 1970, environ 70 000 adhérents. En 1993, ses effectifs n’étaient plus que de 25 000 adhérents…

Face à cette chute et, par conséquent, à celle des revenus des adhésions, la Fédération des syndicats du livre a été en proie à de graves querelles : d’un côté, le CILP (Comité intersyndical du livre parisien) qui gérait les relations avec les patrons de la presse quotidienne nationale (PQN) regroupés au sein du Syndicat de la presse parisienne (SPP) ; de l’autre, la FILPAC (Fédération des travailleurs des industries du livre, du papier et de la communication), qui gérait les relations avec les patrons de la presse quotidienne régionale (PQR) et l’ensemble des éditeurs (presse périodique, édition, labeur et communication), ainsi qu’avec le patronat de l’industrie du papier et du carton.

Cette crise, qui vit s’affronter ces deux fédérations, la Chambre syndicale typographique parisienne (CSTP) et le Syndicat des correcteurs, prit partiellement fin en 1998. Mais il était trop tard pour protéger activement les ouvriers du livre de la révolution numérique qui s’immisçait dans le quotidien de l’imprimerie.

La fermeture de l’imprimerie Floch-London, une brève histoire des mutations dans ce secteur


Pour revenir maintenant à la tendance de fond concernant les transformations du monde de l’imprimerie du livre, attardons-nous sur l’histoire de l’imprimerie Floch-London pour laquelle j’ai travaillé pendant presque vingt ans. En 2001, lorsque je suis embauché à l’imprimerie Floch-London, appelée également Imprimerie Jacques London, sise dans le 9e arrondissement de Paris, au 13 de rue de la Grange-Batelière, ce lieu fait partie des rescapés de la grande vague de modernisation et de rationalisation des imprimeries de labeur. Au fond d’une cour d’immeuble, cette entreprise, créée avant la Seconde guerre mondiale par Jacques London, occupe un rez-de-chaussée de 400 m2 et un sous-sol équivalent.

À mon arrivée, l’atelier et les bureaux comptent une quinzaine de personnes ; dans les années 1960, cet atelier comptait 70 personnes et a fonctionné jusqu’à la fin des années 1980 avec ce personnel et tous les métiers nécessaires à une production autonome.

L’imprimerie Floch, créée dans les années 1920, est située quant à elle à Mayenne (53). C’est une des imprimeries historiques pour l’impression de livres de littérature générale. En 1996, elle fait l’acquisition de l’imprimerie Jacques London, alors en difficulté financière, afin d’offrir à ses clients un service d’impression couleurs. Jusqu’alors, les éditeurs imprimaient les couvertures, et autres éléments couleurs, chez des imprimeurs dédiés et proches de leur bureau parisien afin d’assister aux calages et aux réglages des couleurs en machine. L’imprimerie Grou-Radenez, 11 rue de Sèvres, Paris 6e, était également célèbre dans ce domaine.

Les concentrations dans l’édition ont provoqué une concentration dans l’imprimerie. La constellation d’imprimeries indépendantes disparaît au profit de groupes industriels qui monopolisent les outils de production. Les métiers changent et l’édition demande aussi que les services soient regroupés au sein d’une même entité afin de faciliter les commandes, les flux de productions et de faciliter la réparation des litiges.

Ces changements coïncident avec l’accélération des capacités de production : la tendance est alors « plus de livres en moins de temps ». Comme on l’a vu, ils coïncident également avec le développement de l’ordinateur personnel, l’arrivée de la PAO et l’informatisation des ateliers : les procédés photographiques de préparation des formes imprimantes disparaissent peu à peu pour être remplacés par des procédés numériques. Cette révolution informatique réduit les étapes de préparation et le travail réalisé par des ouvriers du livre qualifiés peut être fait par des opérateurs polyvalents… La puissance des logiciels remplace peu à peu le savoir-faire. Les clavistes qui avaient remplacé les linotypistes, eux-mêmes fossoyeurs des célèbres typographes, maîtrisaient toujours l’orthographe, la grammaire et le code typographique… et parfois plusieurs langues. Elles sont aujourd’hui remplacées par une main-d’œuvre à bas coût, sans protection syndicale, située parfois dans les anciennes colonies (notamment Madagascar13) : les salaires sont si bas que la compétence d’une claviste est remplacée par deux opérateurs saisissant le même texte au kilomètre, assistés d’un logiciel qui se charge de comparer les deux saisies et de corriger automatiquement pour aboutir à une version finale.


De son côté, l’imprimerie Floch avait développé, dans les années 80, une rotative flexographique pour livre, appelée Roto-page. Ces machines étaient les premières lignes de production en continu pour le livre de littérature générale. Avec ce matériel, elle a pu rivaliser avec les grands groupes d’imprimerie équipés de rotatives Cameron, comme l’imprimerie Bussière (à Saint-Amand-Montrond). Ces développements techniques étaient pensés et réalisés au sein de l’entreprise grâce à l’expérience acquise dans les ateliers. Rappelant que dans cette économie industrielle, l’amortissement et la longévité du matériel étaient essentiels. L’imprimerie devait posséder un atelier de techniciens capables de réparer et d’améliorer les machines.

Le développement des techniques d’impression « numériques », concentré entre les mains de quelques constructeurs, a détruit cette autonomie. Le matériel « numérique » n’appartient plus en propre à l’imprimeur, c’est un leasing : une redevance à la copie associée à un contrat d’entretien exclusivement assuré par le constructeur.

L’imprimerie Floch-London, le site parisien, est devenu au fil des ans une aberration économique et un témoin de la transformation du métier. L’atelier comptait une quinzaine de personnes en 2001, seulement 6 y travaillaient encore à la fermeture en 2015 pour une production identique. L’automatisation et la performance des presses offset et la réduction des étapes du prépresse14 ont favorisé cette réduction du personnel.

En 2015, l’imprimerie Floch fut mise en redressement judiciaire et elle dut immédiatement fermer l’atelier parisien. Ce dernier fut sacrifié afin de sauver la maison mère de Mayenne. Ce fut la fin de l’histoire tumultueuse et emblématique de l’imprimerie Jacques London. L’obstination de la direction à préserver la particularité de l’imprimerie Floch — un site parisien pour faciliter le travail des éditeurs et le refus de la transformation industrielle vers l’impression numérique — provoque sa perte. Ironie de l’histoire, l’imprimerie Floch fut reprise par l’imprimerie Laballery, spécialisée depuis plusieurs années dans l’impression numérique et les courts tirages.

En guise de conclusion


Aujourd’hui, le groupe Hachette propose un service d’impression unitaire et à la demande pour les ouvrages à faible rotation (environ 50 exemplaires par an), grâce à un partenariat de sa branche Hachette Livre Distribution avec la société d’impression Lightning Source, dont la devise est « Imprimez responsable ! » et l’argument commercial : « La réimpression automatisée des ouvrages permet aux éditeurs de disposer du juste stock de façon permanente.15 »

Il est important de préciser, et cela intéressera particulièrement les libraires, que ce site de production, à Maurepas (78), est voisin d’Amazon Hub Locker et que le site web de Lightning Source est hébergé par Amazon.

Cependant, et paradoxalement, le développement numérique dans le livre a permis à des individus ou à des groupes d’affinité de s’accaparer des moyens de production jusqu’alors réservés à des entreprises et, par là même, à gagner en autonomie grâce à leur créativité.

Avec la récupération de matériels « obsolètes », la mise en commun d’outils, le partage de nouveaux savoir-faire et d’astuces, la génération née sous l’ère informatique et numérique possède les armes de la contre-attaque tout en apprivoisant les connaissances anciennes. Celles dont les témoins de la « grande époque » de l’imprimerie semblent embarrassés pour préparer un autre futur.

Ainsi, de par leur caractère artisanal et précaire, ces unités opportunistes sont certainement l’avenir d’une production éditoriale collective et raisonnable.


  1. « Brodard, les étapes d’une saga industrielle », Le Parisien, 28/09/2010, disponible sur : https://www.leparisien.fr/seine-et-marne-77/coulommiers-77120/brodard-les-etapes-d-une-saga-industrielle-28-09-2010-1085361.php 
  2. « Les salariés d’une imprimerie en liquidation brûlent le stock d’encre et de papier », Actualitté, 16/07/2010, disponible sur : https://actualitte.com/article/78309/numerique/les-salaries-d-une-imprimerie-en-liquidation-brulent-le-stock-d-encre-et-de-papier 
  3. « Rapport RSE Hachette Livre. Bilan 2023 & Perspectives 2024 », Hachette Livre, 06/06/2024, disponible sur : https://media.hachette.fr/11/pdf-file/2024-07/2404-036_rapport_rse_def3_intercatif-sans-fsc.pdf, consulté en février 2025. 
  4. https://www.pefc-france.org/le-label-pefc/, consulté en février 2025. 
  5. ICIJ, « Une enquête révèle les failles du système de certification du bois “responsable” », Le Monde, 01/03/2023, disponible sur : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/03/01/une-enquete-revele-les-failles-du-systeme-de-certification-du-bois-responsable_6163785_4355770.html, consulté en février 2025. 
  6. Cette partie est largement inspirée du livre Le Syndicat des correcteurs de Paris et de la région parisienne (1881–1973) d’Yves Blondeau (supplément au Bulletin des correcteurs, nº 99, 1973) et du témoignage précieux de Floréal Cuadrado et de ses mémoires Comme un chat. Souvenirs turbulents d’un anarchiste, faussaire à ses heures, vers la fin du XXe siècle (Éditions du Sandre, Bruxelles, 2015) et Du Rififi chez les aristos (à paraître). 
  7. Jean Maitron (1910–1987) : militant, historien du mouvement ouvrier, notamment créateur et directeur du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Cette citation est extraite du livre de Floréal Cuadrado, Du Rififi chez les aristos (à paraître). 
  8. Elle est l’autrice de May la réfractaire, 85 ans d’anarchie, Montreuil, Libertalia, 2021. 
  9. Il est l’auteur d’Un ouvrier limousin au cœur de la révolution russe, Spartacus, Paris, 2015 et Les Groupes communistes français de Russie : 1918–1921, Allia, Paris, 1988. 
  10. La photocomposition est un procédé de composition de lignes de texte en qualité typographique par un principe photographique, et non, comme depuis les débuts de l’imprimerie, par des caractères en plomb assemblés manuellement ou mécaniquement. Assis devant le clavier d’une machine imposante, une « photocomposeuse », un opérateur peut ainsi produire des colonnes de texte sur des films, qui sont ensuite découpés et assemblés pour réaliser les maquettes transparentes des pages de journal, brochures, livres, etc., au travers desquelles on « flashe » (sensibilise) les plaques de l’imprimerie offset. 
  11. La linotype est une machine de composition au plomb qui utilise un clavier, permettant de produire la forme imprimante d’une ligne de texte d’un seul tenant. Cette combinaison de machine à écrire et de micro-fonderie, imaginée aux États-Unis en 1885, permettait une composition accélérée et plus régulière des blocs d’imprimerie qu’avec la typographie traditionnelle. La linotype révolutionna l’édition en permettant à de petits ateliers de saisir des textes importants dans des délais raccourcis, et rendit possible l’énorme développement, autour de 1900, de la presse quotidienne en lui offrant une réactivité impossible auparavant. La linotype régna sans partage sur l’imprimerie jusque dans les années 1960, époque à laquelle elle fut remplacée par la photocomposition, tandis que le tirage offset supplantait l’impression typographique. 
  12. Seules le firent les femmes qui pensaient pouvoir travailler en presse parisienne. Pour pouvoir travailler dans ce secteur, il fallait en effet obligatoirement adhérer à un syndicat de la presse parisienne. 
  13. Extraits de la page d’accueil de l’entreprise Nord Compo : « 03. Avantage concurrentiel : L’usine de production de la société à Madagascar nous donne un avantage concurrentiel. / 04. Taille : Basée en France et employant plus de 500 personnes dans le monde, Nord Compo fournit des services à certains des plus grands noms de l’édition, notamment Hachette, Elsevier, Pottermore, Ingram, Sourcebooks, Wolters-Kluwer, University of Ottawa Press, InterVarsity Press et OverDrive, ainsi qu’à de nombreux éditeurs plus modestes. », Nord Compo, disponible sur : https://www.nordcompo.com/, consulté en février 2025. 
  14. Le prépresse regroupe l’ensemble des opérations qui précèdent l’impression. Aujourd’hui, dans une imprimerie, ces diverses opérations consistent principalement à produire des plaques d’impression ou autres formes imprimantes qui seront montées sur une presse à imprimer. 
  15. Extrait du site internet de Lightning Source, disponible sur : https://www.lightningsource.fr/, consulté en février 2025. 

Pour citer cette contribution :

Ou alors :

Ont travaillé à la production de la publication multiformat Déborder Bolloré : Adrien, Arnaud, Alaric, Arnaud, Benny, Camille, Clara, Coralie, Éléonore, Emmanuel, Jérôme, Johan, Julie, Léna, Merlin, Nicolas, Pascale, Quentin, Rodhlann, Théo, Yann et Zoé.