Jean-Yves Mollier
Ce document est extrait de la publication multiformat Déborder Bolloré. Il a été généré puis rendu accessible sur deborderbollore.fr, la plateforme hébergeant toutes les ressources autour du projet, dont cette contribution. Déborder Bolloré met en avant la pensée de chercheureuses, d’imprimeureuses, d’éditeurices et de libraires qui analysent et/ou subissent les dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché. Chacun·e tente de formuler, depuis sa position respective, des réponses à cette question urgente : comment faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre ?
Hachette, un empire vieux de deux siècles
En 2026, l’empire fondé par Louis Hachette en 1826, au cœur du quartier des Écoles, à deux pas de l’actuelle Sorbonne, aura deux siècles. Loin d’avoir subi l’usure du temps, ce groupe d’édition demeure numéro un en France, avec un chiffre d’affaires de plus de 2,8 milliards d’euros en 2023, et numéro six dans le monde. Premier ou deuxième selon les années au Royaume-Uni, leader du marché en Australie et en Nouvelle-Zélande, numéro trois aux États-Unis, fortement implanté en Amérique latine, mais également en Asie, il n’a rien perdu de sa superbe en passant des mains de la famille Lagardère dans celles des Bolloré en 2022. Son concurrent immédiat, le groupe Editis, que le groupe Vivendi a échangé contre le numéro un, ne pèse que 751 millions d’euros en termes de chiffre d’affaires, et les trois suivants, Média-Participations (702 millions), Madrigall (Gallimard et Flammarion, 612 millions) et Huygens de Participations (Albin Michel, 231 millions) ne peuvent rivaliser avec lui1. Avec deux tiers de son chiffre d’affaires réalisé à l’extérieur de la France, il a réussi, à partir de 2006 — date de son rachat de Time Warner Book Group — une internationalisation entamée après 1980, année de la reprise d’un empire demeuré familial par l’industriel Jean-Luc Lagardère. En décidant, fin 2024, de scinder le groupe Vivendi en quatre entités dont l’une porte désormais le nom de Louis Hachette Group (LHG), les actionnaires de l’entreprise Vivendi (16 milliards d’euros en 2021 ; 9,5 en 2022 après scission avec Universal Music) ont rendu hommage à un nom dont ils entendent bien faire un élément dynamique de leur capital. Ainsi, au moment où cet empire multimédia fêtera ses deux cents années de domination sans partage du monde de l’information et de la communication, le fondateur, Louis Hachette, sera-t-il invité à continuer à faire fructifier le dividende de ceux qui ont décidé de faire revivre son patronyme en l’enrôlant dans une bataille idéologique sans précédent ?
Si la concentration dans le monde de l’édition est un phénomène ancien en France2, elle a pris, en 2022, lors de l’OPA réussie de Vincent Bolloré sur le groupe Lagardère, une tonalité différente. En effet, lorsque le patron du groupe Vivendi, propriétaire d’Editis depuis janvier 2019, a tenté d’ajouter au numéro deux le leader du marché, il n’a pas simplement voulu marier deux géants de l’imprimé, comme s’y était essayé Jean-Luc Lagardère à l’automne 2002. Il a délibérément cherché à mettre son empire médiatique au service de son idéologie. Il le disait et le répétait à ses proches depuis qu’il avait quitté l’univers des ports africains et du bois en 2014 pour diriger Vivendi : la France était foutue si l’Église ne redressait pas la barre3. Pour ce Breton féru de voile et de marine, propriétaire d’un yacht qu’il prêtait parfois à ses amis, notamment Nicolas Sarkozy pour son mariage avec la France, en 2007, l’Église catholique ne pouvait être que réactionnaire et favorable aux partis de droite plutôt qu’à ceux de gauche. Rejetant comme un songe infernal l’époque de Témoignage chrétien, des prêtres ouvriers, Vincent Bolloré ne voulait voir dans l’Église de France que l’héritière du baptême de Clovis et des rois capétiens. Reprenant en partie le drapeau qu’avait brandi Rémy Montagne lors de la création du groupe Média-Participations en 1985, afin de mettre son groupe de presse et d’édition au service de Jean-Paul II et de son message adressé à la jeunesse4, Vincent Bolloré décidait de ranger ses chaînes de télévision et de radio, ses journaux et ses maisons d’édition en ordre de bataille pour remporter ce qui est devenu sa campagne de France lors des élections législatives de 2024.
Par cette décision qui entraîna le passage d’Éric Ciotti aux côtés du Rassemblement national, l’homme d’affaires rompait avec la tradition de neutralité officielle du patronat français lors des grandes compétitions électorales et tournait le dos à la position de Jean-Luc Lagardère. Quoique proche de Jacques Chirac, ce dernier avait toujours entretenu des rapports amicaux avec la direction du Parti socialiste et même avec le ministre communiste Jean-Claude Gayssot. Manifestement, l’opération lancée en 2020, réussie dès 2022, mais finalisée définitivement en 2024, affichait sa singularité. Si l’on cherche à tout prix à lui trouver des antécédents, on peut la rapprocher de ce que fut, dans les années 1930, l’OPA du parfumeur François Coty (Joseph Marie Spoturno) sur Le Figaro, mis au service d’un groupe nettement orienté à l’extrême droite de l’échiquier politique. Mais, chaque époque étant, par nature, différente, c’est dans le contexte propre aux années 2020 qu’il convient de se situer. Vincent Bolloré a vu l’opinion états-unienne changer, et celle de l’Europe de l’Ouest s’aligner progressivement sur son modèle. C’est en toute connaissance de cause, et en songeant à Donald Trump, à Elon Musk et à Rupert Murdoch qu’il a décidé de faire du groupe Hachette Livre un auxiliaire de son « combat civilisationnel5 ».
La naissance d’un empire médiatique
Né en 1800, mort en 1864, Louis Hachette laissait en héritage à ses enfants et à ses gendres, un empire orienté vers la diffusion à grande échelle de la presse et des livres, en France, et, déjà, hors de ses frontières6. Pendant vingt-cinq ans, de 1826 à 1851, il avait régné sur l’édition scolaire et universitaire, sans chercher cependant à sortir de son périmètre initial. Libraire au Quartier latin après avoir été chassé, comme ses condisciples, de la prestigieuse École normale (supérieure) en 1822, fermée pour cause de libéralisme et de fronde de la religion catholique, il avait ajouté à sa formation de latiniste et d’helléniste une solide culture juridique acquise sur les bancs de l’École de droit. Devenu libraire en 1826, en raison d’une opportunité, il avait immédiatement mis en chantier les livres que réclamait la mise en place d’une réforme de l’instruction qui se voulait universelle, et il s’était mué en éditeur scolaire protégé des autorités au moment où François Guizot jetait les bases d’une école primaire gratuite pour les garçons pauvres7. Avec la vente au ministère de l’Instruction publique, en 1831, 1832 et 1833, d’un million d’exemplaires de l’Alphabet et premier livre de lecture, il entame le décollage de sa maison d’édition. Accusé d’être un « monopoleur » par les autres éditeurs scolaires, qui le soupçonnent d’entretenir des liens incestueux avec les hôtes de la rue de Grenelle8, il domine rapidement l’ensemble de la production des manuels scolaires, des salles d’asile — ancêtres des maternelles — aux classes terminales des lycées.
Dans les années 1830–1850, il transforme une modeste boutique de la rive gauche de la Seine en un vaste domaine immobilier qui s’étend sur le boulevard Saint-Germain, la rue Hautefeuille, la rue Serpente et ce qui deviendra plus tard le boulevard Saint-Michel. Dans cette ruche où travaillent plusieurs centaines d’employés, du lundi au dimanche midi, la division du travail rationalise les tâches, et des directeurs de collection, les premiers en France, sont recrutés afin de faire de l’édition une activité de plus en plus standardisée. Des périodiques vantant les ouvrages publiés par la librairie Louis Hachette et Cie s’adressent au personnel enseignant qui fournit également les rédacteurs des manuels. Avec l’édition de dictionnaires, dont le fameux Littré sorti des presses au début des années 1860, d’encyclopédies, de matériel pédagogique et de tout ce qu’on appellera plus tard le « parascolaire », cette entreprise affiche sa capacité à étendre ses tentacules sur tout ce qui touche, de près ou de loin, à l’enseignement.
En 1853, l’ouverture de la première « bibliothèque de gare », c’est-à-dire un kiosque installé dans l’embarcadère de la Gare du Nord à Paris, amorce une diversification qui va progressivement changer la nature de cette entreprise d’édition. Louis Hachette s’est inspiré de l’exemple du libraire britannique William Henry Smith qui s’était lancé à la conquête des loisirs des voyageurs de chemin de fer en 1848 à Londres. Toutefois, à la différence de son confrère, Louis Hachette n’a pas souhaité diffuser les livres de ses concurrents et se contenter de prélever la part revenant au libraire. Pendant les deux années où il a mûri son projet et négocié des contrats d’exclusivité avec les compagnies ferroviaires, il a mis au point une collection de livres baptisée « Bibliothèque des chemins de fer » et divisée en sept (puis huit) sections. Il a choisi de matérialiser ces divisions en affectant aux couvertures de chaque série une couleur bien distincte, le rose pour les livres destinés au jeune public, le saumon pour les romans, le rouge pour les guides de voyage, etc. Le succès de la première série sera tel que, dès 1857, la « Bibliothèque rose illustrée » sortira de la collection et sera gérée de façon autonome, source d’immenses profits dus au génie imaginatif de la comtesse de Ségur et de ses émules. Jamais, malgré ses nombreuses protestations, cette autrice ne sera rémunérée au pourcentage, en fonction des ventes, mais toujours au forfait, la privant, comme ses héritiers, de ressources financières très importantes puisque son droit d’auteur demeurera propriété de la Librairie Hachette cinquante ans après son décès.
En dehors de cette collection, celle des « Guides Joanne » qui changeront de couleur quand ils deviendront les « Guides bleus », a permis de fidéliser le public des voyageurs adultes et celui des touristes, au fur et à mesure que le réseau ferré tisse sa toile sur l’ensemble du pays. Des journaux destinés aux enfants et aux adolescents ont rejoint les périodiques précédents et, en 1862, un employé a été recruté pour diriger le service de publicité de la librairie, Émile Zola. Il fera, dans cette cathédrale du livre et de la consommation de produits culturels, son apprentissage des grands magasins, transposé plus tard dans le roman intitulé Au bonheur des dames. À la différence d’Honoré de Balzac, il n’a pas souhaité rédiger d’œuvre comparable à Illusions perdues qui aurait consigné son expérience de ces années, dont il écrit, dans sa correspondance, qu’elles lui ont permis de comprendre en profondeur les rouages du capitalisme d’édition9. Cette connaissance intime du lancement commercial d’un livre le conduira à privilégier la réclame des journalistes avant que le contenu de ses romans ne commence à choquer les plus conservateurs d’entre eux10.
Au moment où la maladie l’emporte, en 1864, Louis Hachette livrait une troisième bataille destinée à lui assurer le marché, si possible exclusif, des bibliothèques populaires. Ses kiosques de gares, où la vente des journaux dépasse celle des livres dès 1865, se sont multipliés sous le Second Empire au point de parvenir au millier en 1900, mais, pour éviter l’intervention de l’État dans la régulation de ce marché, Louis Hachette l’a ouvert à tous ses concurrents le 1er janvier 1860. En échange, ses services prélèveront 40 puis 45 % du prix de vente pour couvrir les frais de ces « boutiques à lire » ouvertes au cœur des villes. Dans les années 1930, quand la diffusion des publications de la librairie Gallimard sera prise en charge par les Messageries Hachette, ce pourcentage passera à 48 %, et, en 1971, à 52 %. Toutefois, la décision d’augmenter la part du diffuseur cette année-là provoquera la rupture du contrat et la création, par le groupe Gallimard, de ses propres structures de diffusion et de distribution, le CDE et la SODIS. Comme on le voit, à travers cet exemple, la Librairie Hachette, qui conservera cette raison sociale jusqu’en 1971, possède aujourd’hui une très longue expérience de la distribution des livres puisqu’en 1897 elle a ajouté au réseau de ses bibliothèques de gare, celui de ses puissantes messageries, ces deux départements représentant, en 1939, 60 % de son chiffre d’affaires11.
Au décès du fondateur, la société en nom collectif Louis Hachette et Cie était déjà la plus grosse entreprise d’édition en Europe et elle possédait des succursales en Angleterre, en Allemagne, en Italie, et songeait à implanter le Département Étranger Hachette (DEP) aux États-Unis. Possédant des actions dans des papeteries et des imprimeries, ayant racheté de très nombreuses maisons d’édition en difficulté, elle avait étendu les rameaux d’un capitalisme à la fois vertical et horizontal qui avait amené son créateur à diriger le Cercle de la Librairie tout en accumulant une fortune considérable dont les deux châteaux du Plessis-Piquet et du Loiret n’étaient que la partie émergée. Après avoir associé ses deux gendres puis ses deux fils, plus jeunes, à son entreprise, il avait pris toutes les garanties pour qu’elle lui survive et continue à se développer après sa mort. Il avait suscité bien des jalousies et été, plus d’une fois, l’objet d’attaques venimeuses en raison de sa tendance à chercher à constituer des sortes de monopoles, et il avait noué des alliances stratégiques avec tous les pouvoirs, mais n’avait jamais songé à entamer lui-même une carrière politique. Sa proximité avec le demi-frère de l’Empereur, le duc de Morny, ainsi qu’avec Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique et directeur de collection chez Hachette, avait suscité de nombreuses inimitiés, mais il avait triomphé de tous les obstacles et construit un véritable empire de l’imprimé.
La Librairie Hachette de 1864 à 1980
Avec ses messageries de presse qui font travailler 5 à 6 000 ouvriers dans le quartier Réaumur-Drouot, en rive droite, dès 1920, puis ses messageries du livre, bâties au même moment dans le quartier de Javel, en rive gauche, la Librairie Hachette diffuse et distribue l’ensemble de la presse nationale et près de 70 éditeurs en 1939. Grâce à l’efficacité de son service commercial, elle dispose de 80 000 points de vente à cette date, et son chiffre d’affaires a pris un tel embonpoint qu’il a fallu modifier la structure juridique de l’entreprise. Transformée en société anonyme en 1919, au moment où la Banque de Paris et des Pays-Bas entre au capital et achète le quart des actions afin de disposer de deux sièges au conseil d’administration, la Librairie Hachette est cotée à la Bourse de Paris depuis 1922 et bénéficie d’une croissance qui fait bien des envieux. Du côté des éditeurs et des libraires, Larousse et Armand Colin ont organisé une Maison du Livre français, en 1920, pour tenter d’enrayer la domination des Messageries Hachette, mais celle qu’on appelait la « pieuvre verte » depuis 1900 puis le « trust vert » autour de 1930 a continué à écrire sa success story. Même la nationalisation de la SNCF, en 1937, n’a modifié en rien les contrats antérieurs et la Librairie Hachette a conservé son monopole sur les bibliothèques de gare, présentes dans le métro depuis 1905, et, plus tard, dans les aéroports sous la forme des Relay.
Accusée de censurer le contenu de ses bibliothèques de gare à plusieurs reprises, y compris à la Chambre des députés, elle est en butte aux attaques de la CGT en 1936. Les conditions de travail dans son « bagne » industriel, les messageries, y sont dénoncées, sans pour autant obtenir le départ de son directeur, Georges Lamirand, futur secrétaire d’État à la Jeunesse du maréchal Pétain. L’entrée de l’armée allemande à Paris, le 14 juin 1940, aurait pu aboutir au démantèlement de cet empire, mais le ministre des Affaires étrangères du Reich, Joachim von Ribbentrop, et celui de la Propagande, Joseph Goebbels, ont préféré négocier un arrangement et se sont contentés de faire administrer l’entreprise et les messageries par des militaires sans la mettre en vente comme ils l’ont fait pour Calmann-Lévy ou Nathan. En raison de la durée des négociations qui traînèrent en longueur, les dirigeants de la Librairie Hachette prétendront, à la Libération, avoir résisté aux pressions allemandes. La consultation de leurs archives12 — la correspondance des gérants — dément cependant totalement cette version, Edmond Fouret ayant cherché à bâtir un système de messageries européen dans lequel sa société aurait possédé 51 % du capital et les nazis 49 % alors que ceux-ci proposaient l’inverse et exigeaient le contrôle du Département Étranger Hachette13.
C’est pendant la période qui s’étend du mois d’août 1944 au mois de mai 1947 que, pour la première fois de son existence, cette entreprise dont le chiffre d’affaires avait atteint 1,4 milliard de francs en 1939, a failli disparaître. La mise sous séquestre des messageries, dès le départ des Allemands, puis la volonté des résistants de léguer au pays des institutions nouvelles dans lesquelles un système de distribution de la presse permettrait l’accès de tous à l’information, annonçaient une nationalisation qui était la bête noire des dirigeants de la société. Pour empêcher ce plan d’être mis à exécution, les privant de leur principale source de revenus, ceux-ci organisèrent une riposte de grande ampleur qui nécessita le concours des banques d’affaires et la complicité d’une partie des propriétaires de journaux. Dans un premier temps, il fallut mettre sur pied une société de messageries concurrente, L’Exécutive, dotée d’une trésorerie lui permettant de consentir des avances importantes aux journaux, et, dans un second, mobiliser, à l’Assemblée nationale, les « députés d’Hachette » dont deux d’entre eux auront une belle carrière, Jacques Chaban-Delmas et François Mitterrand, tous deux opposés, comme le radical Édouard Herriot, à la nationalisation, synonyme, affirmaient-ils, de despotisme ou, pire, de totalitarisme14.
Le vote de la loi Bichet, en février 1947, allait signifier à la fois la victoire d’une entreprise qui avait fait rédiger par ses avocats dans les locaux de sa filiale, L’Exécutive, la loi que défendit Robert Bichet, au nom du MRP et de ses alliés, et la résistance des syndicats qui, grâce aux statuts des Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP), seront protégés et en mesure d’obtenir des conditions de travail et de rémunération sans rapport avec la situation qu’ils avaient connue avant 1940. Très ambiguë par conséquent15, cette législation finira par devenir le symbole d’une époque faste à la fin du XXe siècle, quand les syndicats perdront le contrôle des NMPP. Mais on ne saurait oublier les conditions de son adoption, symptomatiques du pouvoir corrosif de l’argent. Pour la Librairie Hachette, le nerf de la guerre était sauvé et puisque les statuts lui assuraient 49 % des actions des NMPP, il lui suffirait d’acheter, en sous-main au début, France-Soir puis d’autres titres de presse, pour disposer d’une partie des 51 % d’actions attribuées aux cinq coopératives de journaux. Dès l’entrée en fonction des NMPP, la Librairie Hachette était en mesure d’en contrôler le fonctionnement et, puisque le directeur était nommé par elle, et qu’elle percevrait 1 % du chiffre d’affaires, il lui suffirait d’accepter avec enthousiasme toutes les demandes d’augmentation du prix des journaux, accompagnées de la hausse des salaires du personnel, pour que son bénéfice augmente en permanence16.
C’est grâce à ce système unique de financement que la Librairie Hachette put se passer du recours aux emprunts bancaires pendant une longue période et qu’elle bénéficia d’un trésor de guerre, disponible en argent « liquide » puisque les journaux s’achetaient alors au kiosque et se payaient comptant. Aux beaux jours des NMPP, son restaurant digne d’une table étoilée et sa cave considérée comme la meilleure de Paris firent des merveilles. L’aide généreuse accordée par les NMPP à tous les leaders de partis politiques qui s’engageaient à ne jamais voter en faveur de la nationalisation des messageries permit à ceux-ci de résoudre le douloureux problème du financement des campagnes électorales. François Mitterrand, président de la FGDS, s’est vu attribué, pour l’année 1967, une rente équivalente à la somme de 4 500 à 5 000 € par mois versée par lesdites NMPP et déclarée à l’Urssaf puisqu’il s’agissait, officiellement, de la rémunération d’études « documentaires17 ». On peut remarquer que les archives des NMPP ont bien conservé la trace des versements accordés aux hommes politiques de la FGDS, du PSU et de l’UNR cette année-là18, mais aucune d’éventuels travaux justifiant ces rémunérations. Prévue dans la troisième partie du Programme commun de gouvernement de la gauche, signé en juin 1972, la nationalisation des NMPP avait disparu des 110 Propositions de François Mitterrand en 1981, sans que cela ait troublé les consciences tant la victoire de la gauche effaça, au moins provisoirement, le souvenir de ces petits accommodements.
Hachette chez Lagardère
En décembre 1980, Jean-Luc Lagardère rédigeait un communiqué de presse annonçant son raid victorieux sur ce qui était devenu, en 1971, le Groupe Hachette. Avec 41 % des actions rachetées discrètement par une banque amie, l’homme d’affaires allait ajouter à la station de radio Europe numéro 1, contrôlée par Matra, un empire possédant plus de 200 journaux et magazines, dont France-Soir, Paris Match, Elle, Télé 7 Jours, des maisons d’édition prestigieuses, parmi lesquelles Fayard, Grasset et Stock, ainsi que la maison-mère du Livre de Poche, la LGF. Jusqu’en 1993, Hachette caracole en tête mais, cette année-là, il est dépassé par le Groupe de la Cité (Havas, Larousse, Nathan, Plon, Perrin, Presses de la Cité) constitué en 1988 et bien décidé à continuer à grossir. Neuf ans plus tard, cette entreprise, dominée par son actionnaire principal, la Compagnie générale des eaux, rebaptisée Vivendi, et qui était devenue Vivendi Universal Publishing (VUP), s’écroulait et était rachetée par Jean-Luc Lagardère. Au terme d’une bataille qui mit aux prises l’ensemble du monde du livre, syndicats d’auteurs, de libraires et d’éditeurs, Arnaud Lagardère qui avait succédé à son père, décédé en 2003, était autorisé par la Commission européenne à reprendre 40 % de VUP tandis que les 60 % restants, dénommés la même année Editis, étaient vendus au fonds Wendel Investissement. Grâce à cet achat qui faisait tomber les maisons Dalloz, Harrap’s, Larousse, Nathan, dans l’escarcelle du groupe Lagardère, celui-ci devenait le leader incontesté du marché français et un acteur international de plus en plus présent dans les bassins linguistiques anglophone et hispanophone.
Deux ans plus tard, en 2006, le démantèlement du géant de la communication AOL Time Warner, et la reprise de sa branche livre, Time Warner Book Group, qui venait s’ajouter à Hodder Headline, Octopus et Chambers également absorbés, transformait le groupe Hachette en un énorme conglomérat réalisant 70 % de son chiffre d’affaires hors des frontières de la France. Dans l’Hexagone, le duopole Hachette-Groupe de la Cité (puis VUP) a disparu et l’écart entre le numéro un et le numéro deux ne cessa de se creuser puisqu’à l’aube des batailles qui vont faire entrer en jeu la famille Bolloré, Hachette réalisait un CA de 2,6 milliards d’euros contre 800 à 850 millions pour Editis, propriété de Grupo Planeta depuis 2008, puis de Vivendi qui l’a récupéré en janvier 2019. D’autres mutations, plus souterraines, sont intervenues dans la gestion d’un groupe qui a renoncé à sa vocation industrielle pour lui substituer une ambition financière conforme à l’air du temps qui impose la recherche d’une « valeur pour l’actionnaire » transformée en boussole des grandes entreprises19. Jean-Marie Messier y a perdu son poste de PDG de Vivendi Universal en 2002 quand la bulle financière a éclaté, mais Arnaud Lagardère a emprunté une voie similaire quand il s’est résolu à vendre ses actions dans EADS et Canal+ (pour 3 milliards d’euros), puis la plupart de ses journaux reçus en héritage à la mort de son père.
Dès 1981, en prévision de l’arrivée de la gauche au pouvoir, Jean-Luc Lagardère avait modifié les statuts de sa holding, la Financière Marlis20, et, en 1993, il constitua une SCA (société en commandite par actions) chargée de lui assurer le contrôle de ses entreprises sans y être majoritaire. Il avait dû vendre une partie des actifs immobiliers de l’ancienne Librairie Hachette, notamment le siège des NMPP, puis, en 1995, celui de la maison-mère au Quartier latin. Ces deux opérations effacèrent une partie des dettes (7 milliards de francs) laissées par l’aventure de La 5, la chaîne de télévision lancée par Silvio Berlusconi, et, à sa mort en 2003, Jean-Luc Lagardère était à la tête d’un empire solide divisé en quatre entités rentables. Très bien gérée, d’abord par Jean-Louis Lisimachio, puis par Arnaud Nourry, Hachette Livre allait devenir la vache à lait du groupe et sa part n’a cessé de grossir, passant de 11 % en 2004 à 29 % en 201321, au fur et à mesure des investissements malheureux d’Arnaud Lagardère dans le sport et les chaînes de télévision qui l’ont amené à se séparer d’une grande partie de son patrimoine22. Au-delà de ces chiffres, c’est la rentabilité de Hachette Livre au sein de Lagardère Groupe qui a pris une dimension jamais observée du temps de Jean-Luc Lagardère. Cette surexposition de Hachette à l’intérieur du groupe Lagardère n’a évidemment échappé ni au fonds d’investissement Amber Capital, le premier à avoir songé à évincer Arnaud Lagardère de son poste, ni à Vincent Bolloré appelé par Nicolas Sarkozy en 2020 au chevet d’une entreprise qui avait cru que l’ancien président de la République serait la recrue qui permettrait de redresser la barre.
La suite de cette aventure est connue : dès le mois de juin 2022, Vivendi avait acheté plus de 50 % des actions de Lagardère et était, mécaniquement, en mesure de contrôler Hachette Livre que Vincent Bolloré entendait fusionner avec Editis. C’était la reprise d’un scénario qui n’avait pas plus de chances d’aboutir en 2022 qu’en 2002, la Commission européenne ne pouvant décemment laisser se réaliser une telle concentration. Toutefois, comme on l’a vu, Vincent Bolloré n’était pas un chef d’entreprise comparable à Jean-Luc Lagardère ou à Jean-Marie Messier. Proches, pour le premier de Jacques Chirac, pour le second d’Édouard Balladur, ils n’avaient jamais confondu leurs amitiés politiques avec la gestion de leurs affaires. Avec Vincent Bolloré, le but poursuivi n’était plus strictement financier ni économique, et encore moins industriel. Il s’agissait d’offrir à la diffusion de ses idées et de son idéologie une panoplie de médias dans lesquels le livre aurait toute sa place. On revenait à la stratégie déployée par Rémy Montagne (fondateur de Média-Participations) en 1985–1990, mais, cette fois, il n’était plus question de spiritualité ou de message évangélique, mais, plus prosaïquement, de mettre la France en harmonie avec les dirigeants les plus autoritaires de la planète.
Il appartiendra aux historiens du futur de dire si ces plans de conquête de l’opinion par tous les moyens ont abouti ou ont été abandonnés en cours de route, mais le passage du groupe Hachette des mains de la famille Lagardère aux mains du clan Bolloré a constitué un changement majeur, et même une rupture, à l’intérieur du paysage éditorial français.
Quoi qu’il ait pu en dire, Arnaud Lagardère a été le jouet de forces qui le dépassaient et il a fini par vendre, à la fin de l’année 2024, les dernières actions qu’il possédait dans le Groupe Lagardère, preuve évidente de sa rapide descente aux enfers.
Demeure une inconnue : les volontés des enfants de Vincent Bolloré, appelés à le remplacer à la direction de Vivendi, mais pour le moment muets quant à leur vision de la stratégie qu’il conviendra d’adopter. La décision de créer la division Louis Hachette Group, chargée de réunir tous les médias possédés par Vivendi, est un hommage rendu à l’homme qui fonda son empire, deux siècles plus tôt. Toutefois, la volonté de ses successeurs d’intervenir dans le débat public en pesant sur les orientations politiques du pays n’a plus aucun rapport avec la gestion d’un groupe qui avait su s’entendre aussi bien avec des dirigeants légitimistes, puis orléanistes, et, après 1870, avec des républicains modérés, radicaux et même socialistes…
- « Classement des éditeurs 2024 », Livres hebdo, nº 45, septembre 2024, p. 52-59. ↩
- Jean-Yves Mollier, Brève histoire de la concentration dans le monde du livre, 2e éd., Montreuil, Libertalia, 2024. ↩
- Voir Vincent Beaufils, Bolloré, l’homme qui inquiète, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022, p. 53. Vincent Bolloré considère que seule l’Église a la capacité de l’aider dans ce qu’il dénomme son « combat civilisationnel ». ↩
- Jean-Yves Mollier, « Média-Participations, une offensive catholique sur le terrain de l’idéologie », dans Brève histoire de la concentration dans le monde du livre, op. cit., p. 89. ↩
- Vincent Beaufils, Bolloré, l’homme qui inquiète, op. cit., p. 20. ↩
- Jean-Yves Mollier, Louis Hachette (1800–1864). Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999. ↩
- La loi du 28 juin 1833 impose à toutes les communes de plus de 500 habitants l’entretien d’une école et la gratuité de l’enseignement pour les enfants « indigents ». ↩
- C’est le siège du ministère de l’Instruction publique devenu, en 1932, ministère de l’Éducation nationale. ↩
- Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition (1880–1920), Paris, Fayard, 1988, p. 213-219, pour les débuts d’Émile Zola dans l’édition. ↩
- Henri Mitterand, Zola, 3 tomes, Paris, Fayard, 1999–2002. ↩
- Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Paris, Fayard, 2008, p. 49-54. ↩
- Celles-ci, classées « monument historique » en 2002, sont déposées à l’IMEC, à l’abbaye d’Ardenne, où nous les avons consultées à de nombreuses reprises. ↩
- Jean-Yves Mollier, L’Âge d’or de la corruption parlementaire. 1930–1980, Paris, Plon, 2018, p. 26-43. ↩
- Ibid., p. 85-208, où nous décrivons en détail la stratégie de la Librairie Hachette et les compromissions des députés amis. ↩
- Voir Laurence Franceschini et Camille Broyelle (dir.), La loi Bichet sur la distribution de la presse, 70 ans après, Paris, Université Paris II-Panthéon-Assas, 2018. ↩
- Ibid., p. 267-290 pour tous les chiffres de la période 1947–1970. ↩
- Dans les archives des NMPP, la pochette « Contacts politiques. Réaumur NMPP » est sans ambiguïtés sur le financement des partis politiques. ↩
- Jean-Yves Mollier, Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, op. cit., p. 283-290. ↩
- Jean Peyrelevade, Le capitalisme total, Paris, éditions du Seuil, 1985, et Michel Diard, « Comment la finance a transformé le groupe Lagardère », La revue des médias, en ligne sur : https://larevuedesmedias.ina.fr/comment-la-finance-transforme-le-groupe-lagardere, consulté le 12/02/2025. ↩
- À cette date, Hachette avait 51,5 % des actions, Hachette Filipacchi Médias, 20 %, le reste appartenant aux banques. ↩
- Michel Diard, art. cit. ↩
- Jean-Yves Mollier, Brève histoire de la concentration dans le monde du livre, op. cit., p. 126-137. ↩
Pour citer cette contribution :
- « Hachette, un empire vieux de deux siècle », Jean-Yves Mollier, dans Déborder Bolloré, ouvrage collectif, coédition collective, CC BY–NC–ND, 2025.
Ou alors :
- « Hachette, un empire vieux de deux siècle », Jean-Yves Mollier dans Déborder Bolloré, Alexandre Balcaen, Amzat Boukari-Yabara, Soazic Courbet, Thierry Discepolo, Karine Solene Espineira, Arnaud Frossard, Tristan Garcia, Bakonet Jackonet, Danièle Kergoat, LABo (Libraires Anti-Bolloré), Clara Laspalas, Jérôme LeGlatin, Le comité éditorial des éditions du bout de la ville, Les Soulèvements de la terre, Florent Massot, Jean-Yves Mollier, Pascale Obolo, Clara Pacotte, Antoine Pecqueur, Valentine Robert Gilabert, Charles Sarraut, Julie Wargon, coédition collective, CC BY–NC–ND, 2025.
Ont travaillé à la production de la publication multiformat Déborder Bolloré : Adrien, Arnaud, Alaric, Arnaud, Benny, Camille, Clara, Coralie, Éléonore, Emmanuel, Jérôme, Johan, Julie, Léna, Merlin, Nicolas, Pascale, Quentin, Rodhlann, Théo, Yann et Zoé.