Déborder Bolloré

Faire face
au libéralisme autoritaire dans le monde du livre.



Pascale Obolo

Ce document est extrait de la publication multiformat Déborder Bolloré. Il a été généré puis rendu accessible sur deborderbollore.fr, la plateforme hébergeant toutes les ressources autour du projet, dont cette contribution. Déborder Bolloré met en avant la pensée de chercheureuses, d’imprimeureuses, d’éditeurices et de libraires qui analysent et/ou subissent les dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché. Chacun·e tente de formuler, depuis sa position respective, des réponses à cette question urgente : comment faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre ?

Entretien

À l’origine de ton entrée dans le monde de l’édition, il y a le constat d’un vide, d’un manque…


Le monde des éditions m’a toujours fasciné. J’ai eu l’occasion de réfléchir à ce qui sépare les voix qui sont publiées de celles qu’on invisibilise. Je me suis intéressée et j’ai questionné cette concentration du pouvoir et des ressources nécessaires à l’édition. L’observation initiale qui a nourri ma réflexion repose sur un constat empirique : l’absence frappante de certains récits issus des minorités dans le monde des livres et de l’art. Cette lacune s’est révélée de manière particulièrement marquante lorsque j’ai travaillé à l’École d’art de La Réunion. Il était alors possible pour un·e étudiant·e de traverser cinq années d’études sans jamais entendre parler d’un·e seul·e artiste de l’île. Cette situation soulève une question essentielle : comment un·e jeune étudiant·e peut-iel se projeter dans un milieu artistique qui ne reflète pas son propre environnement, qui ne lui offre pas de modèles associés ?

Cette invisibilité ne se limite pas au monde académique. En fréquentant les foires d’édition d’art, j’ai constaté l’absence quasi totale d’éditeurices africain·es ou issu·es de la diaspora. Lorsqu’iels étaient présent·es, c’était toujours de manière marginale, relégué·es aux espaces périphériques du marché. Aujourd’hui encore, des événements d’envergure internationale tels qu’Offprint à Paris ou Printed Matter’s Art Book Fair à New York — considérée comme la plus grande foire d’édition d’art au monde — ne comptent pratiquement aucun·e éditeurice africain·e. En France, rares sont les maisons d’édition qui publient des artistes noir·es, et lorsque cela se produit, c’est souvent à la suite de l’obtention d’un prix ou d’une reconnaissance institutionnelle.

Bien sûr, ces dix dernières années ont apporté beaucoup de changements. Un énorme travail a été effectué dans le champ de l’art pour les femmes par exemple, aussi bien en termes d’achats dans les collections publiques que de publications. Pour pallier leur invisibilisation, des systèmes de bourses ou d’accompagnement à l’écriture ont été mis en place pour encourager la production de réflexion théorique — comme l’association Aware, soutenue par le ministère de la Culture. Mais c’est beaucoup plus facile à mettre en place pour les questions féministes — c’est pour cela que la parité existe. Concernant les questions raciales, on freine encore des quatre fers. Si de plus en plus d’étudiant·es racisé·es dans les écoles d’art poussent à une pluralité et une diversité dans les réflexions, il reste très difficile de parler de race en France, c’est même contre la Constitution. Impossible donc de faire des études chiffrées, des statistiques. Or si l’on n’a pas de chiffres pour démontrer le problème, le problème n’existe pas. Les pratiques coloniales sont encore ancrées au sein des institutions, on les retrouve dans tous les systèmes de production de connaissance, des arts et de la culture.

Comment réparer cette injustice ? Cette question a motivé mon entrée dans le monde de l’édition. Je suis partie du constat de l’uniformisation de la production de livres d’art, et du manque cruel de diversité, avec l’envie de faire évoluer cette situation dans le but d’imaginer ensemble de nouveaux futurs possibles au sein du monde de l’édition.

C’est ainsi qu’est née AFRIKADAA, la revue que vous codirigez depuis 2013. Pouvez-vous nous raconter ?


J’ai grandi avec Revue Noire, créée en 1991 par Simon Njami, l’un des premiers curateurs noirs — c’est lui notamment qui a organisé l’exposition Africa Remix au Centre Pompidou à Paris en 2005. Revue Noire est la première revue qui a parlé d’art « contemporain » en ce qui concerne les artistes africain·es. À l’époque, on parlait d’« art premier », « art primitif », « art tribal ». Ces termes excluaient du contemporain les artistes du continent. Cela participe du même récit colonial que lorsque Sarkozy prononce à Dakar un discours dans lequel il affirme que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire1 ». Revue Noire n’existait plus depuis 2001 mais une scène artistique contemporaine africaine et diasporique avait émergé en France, une scène très prolifique dont tout le monde refusait de parler. Simon Njami m’a incitée à créer ma propre revue. C’est ainsi qu’AFRIKADAA est née. Une maison d’édition pour se concentrer sur les courants artistiques issus des minorités. Une manière d’écrire une histoire de l’art plus inclusive, où des artistes issu·es du continent africain et des diasporas seraient rendu·es à leur juste place. Une histoire de l’art écrite par des personnes concernées, et pas uniquement des personnes blanches dissertant sur nos corps-objets (considérés comme « meubles » dans le Code Noir en 1685) ou nos corps-sujets (devenus sujets d’étude avec la colonisation). Nous revendiquons des corps-producteurs, producteurs de pensée. Au fond, cela pose la question : qui a le droit de parler ? Sur qui ? Notre pensée n’est pas dans l’exclusion de celle de l’autre, mais elle s’infiltre dans les manquements. Nous nous efforçons de réécrire ce qui a été invisibilisé ou ce que l’on ne veut pas montrer. AFRIKADAA est donc un acte politique. Sa mission est d’écrire un « contre-récit » — mais ce terme n’est pas le bon. Car il ne s’agit pas d’écrire un récit « contre l’autre » ; il s’agit plutôt de donner à lire un « récit augmenté ».

Fondée pour défendre et promouvoir les pratiques artistiques afrodescendantes, AFRIKADAA est un laboratoire d’idées, une plateforme éditoriale et un collectif artistique. Son expertise en matière de narration culturelle et son réseau d’artistes enrichissent le projet d’une profondeur critique et esthétique qui fait écho aux luttes et aux aspirations des diasporas noires. Les voix qui s’expriment par la revue aujourd’hui viennent combler un manque et un décalage existant entre continuum colonial des discours et pratiques de résistances locales ; et montre que continuer de parler de nous sans nous fait preuve d’une incompréhension globale sur les problématiques postcoloniales. AFRIKADAA s’impose ainsi comme une poche de résistance vis-à-vis des pratiques de légitimation du pouvoir.

Au départ, par manque de budget, la revue était numérique. Et puis nous sommes passé·es au papier — l’inverse de ce qui se fait habituellement — car il nous importait d’avoir une trace physique de ce livre-objet et de pouvoir « contrôler » sa présence en ligne. N’ayant aucune prise sur l’hébergeur du site, nous avons eu peur de voir notre contenu disparaître. Au départ, nous imprimions en fonction de notre argent : 200, puis 500, aujourd’hui, nous sommes autour de 1 000 exemplaires. La vente des publications nous permet de payer les auteurices et l’imprimeur. Nous avions envie que la revue soit distribuée, mais c’était ardu. Elle est diffusée essentiellement en ligne et les commandes via le site internet émanent beaucoup de l’étranger. En France, il n’existe que quelques points de dépôts-ventes dans des musées. Au sein de l’édition l’édition d’art, nous sommes vraiment dans une niche, avec des tirages très petits ; nous ne sommes pas vraiment concerné·es par les logiques de la grande distribution et nous nous situons sur un marché différent de celui que distribue Bolloré.

La revue est dirigée par un collectif d’artistes chercheureuses militant·es et racisé·es. C’est un espace dont le rôle est de visibiliser, soutenir, encourager, parfois protéger des artistes issu·es des minorités. Les membres du collectif, organisé·es en association, sont bénévoles et ne touchent pas de subvention qui soutiendrait une quelconque diversité dans le monde de l’édition. Chaque année, nous déposons une demande d’aide à l’édition au Centre national des arts plastiques ; chaque année, notre demande est retoquée. Celle concernant notre prochaine publication, Politics of Sound #2 : les musiques qui réparent les corps et les récits, n’a pas été seulement refusée, elle a été présentée comme inéligible, sous prétexte que nous nous intéressons à la musique, alors que le CNAP s’occupe uniquement d’art contemporain. En nous renvoyant vers le Centre National du Livre, ce dernier nous a assuré qu’il s’occupait bien de musique mais pas d’art contemporain. Or, AFRIKADAA est bel et bien enregistrée en tant que revue d’art contemporain. On tourne en rond, chacun·e se renvoie la balle. Une forme de discrimination s’opère donc dans l’obtention de subventions ou d’aides. Ce n’est pas auprès des institutions qu’il faut nous tourner.

Vers qui, alors ?


Je pense que notre force vient de notre public qui nous rappelle que notre travail est important. La stratégie qui a été adoptée dans les librairies pour faire venir de plus en plus de monde et vendre nos publications, a été d’organiser beaucoup d’événements tels que des rencontres, des lectures performées, des discussions collectives. Comme la revue s’adresse à un public de niche, nous devons aller le chercher là où il se trouve : dans des lieux associatifs, dans les quartiers populaires. On organise un événement avec un repas, on lit des textes collectivement, on partage. C’est un peu notre façon de pallier une distribution qui est très dure, voire à laquelle on n’a pas accès. Comment lutter contre le tsunami qui contrôle tout, de la production de la pensée jusqu’à sa distribution, dans les médias ? Comment rendre audibles nos idées et les discours, les pratiques de nos auteurices ?

Nous sommes obligé·es d’effectuer un travail de fourmi. C’est beaucoup d’efforts, mais il est important de faire comprendre les difficultés des éditeurices et auteurices indépendant·es. Dans les milieux militants, nous sommes parfois fatigué·es car nous avons l’impression de lutter contre le vent. Pour moi, ce projet de livre, Déborder Bolloré, c’est un peu cela. Nous sommes face à un géant, mais nous ne sommes pas seul·es.

Votre action au sein de l’édition indépendante est motivée par un double mouvement : d’un côté, apporter une diversité dans le paysage éditorial français ; de l’autre, réfléchir à la circulation, et donc, à la diffusion-distribution des livres en Afrique. Les deux ne sont-ils pas nécessairement liés ?


Les deux sont liés ! Pour produire du commun et pouvoir vivre ensemble, pour appréhender le monde complexe et changeant dans lequel nous vivons, nous avons besoin de pensées qui viennent de partout dans le monde et de différentes manières de les produire. Ce qui veut dire lire des voix qui viennent d’ailleurs, qui ne sont pas dans le régime impérialiste, pro-capitaliste, dominant, colonial. Parce que quelque part, les solutions et les récits que portent ces voix nous permettent de comprendre ce monde-là. Par exemple, des auteurices autochtones vont nous parler de préservation des sols et de respect du vivant, une notion oubliée en Occident. Je suis intimement convaincue que nous avons vraiment besoin d’être éclairé·es par ces pensées.

Les éditeurices indépendant·es que je défends publient des auteurices ou visibilisent le travail d’artistes étiqueté·es « wokistes » par la droite, des penseureuses décoloniaux·ales, intéressé·es par les questions de genre et les enjeux queer… Ce sont des structures de résistance, qui prennent des risques. Or la richesse de ce travail éditorial n’est pas reconnue, dans un monde qui fonctionne à l’envers, dans lequel les personnes produisant de la valeur sont les plus précarisées. C’est un rapport de force très violent. Vrai à plein de niveaux dans la société, et particulièrement dans le domaine artistique. L’artiste est sous-payé·e, or sans son travail, il n’y a pas de musée, pas de collectionneur·ses, pas de curateurices. Selon moi, il en va de même pour ces éditeurices qui fournissent des clés de compréhension indispensables, mais sont dans la précarité et peu considéré·es, voire inaudibles.

Aujourd’hui, ce n’est plus la valeur par le travail ou le contenu qui prime. Or, le fait de défendre des valeurs qui sortent du capitalisme et ne sont pas marchandes ne me permet pas de pouvoir survivre. Au vu de la violence qui règne actuellement dans nos sociétés, en tant qu’éditeurices indépendant·es, nous devons nous repenser, repenser notre rôle et l’espace que nous occupons afin de pouvoir participer aux transformations sociétales, et lutter contre les pensées extrêmes.

Mais il ne faut pas non plus nous leurrer. Nous sommes également « en guerre » avec d’autres maisons d’édition indépendantes qui servent une pensée d’extrême droite et fabriquent des récits élaborés pour « défoncer » nos productions, alors même qu’elles s’en inspirent. Il y a une récupération de nos luttes et de leurs outils pour les retourner contre nous. Les exemples les plus frappants se trouvent dans le champ du féminisme avec le féminisme d’extrême droite (le collectif Némésis). La militante africaine-américaine Tarana Burke, à l’origine de MeToo, a été complètement invisibilisée derrière Alyssa Milano. Toujours dans le domaine des violences sexuelles, des femmes d’extrême droite ont repris des discours féministes pour mieux dénoncer des harcèlements, désignant les migrants comme boucs émissaires. Le capitalisme récupère très vite les idées pour les vider de leur sens — c’est une forme d’extractivisme, il en fait ensuite quelque chose souvent de marchand.

Il est donc important de se rassembler et de penser comment ensemble nous pouvons être une alternative, parce nous incarnons des courants de pensées qui luttent contre cette forme d’impérialisme, de capitalisme et de concentration de pouvoir que représente Bolloré, et la réalité politique qu’il représente.

Vous militez en faveur d’une réorganisation de l’écosystème éditorial, et en quelque sorte, d’une auto-organisation.


Le monde de l’art est un véritable business. Ce qui est étonnant, c’est qu’il y a une prescription de l’écrit, mais une déconsidération totale du livre. Dans un premier temps, on constate la disparition progressive, dans les foires d’art, des stands de maisons d’édition. À Art Paris par exemple, il n’y aucun stand dédié à l’édition d’art. De plus, le prix d’un stand est exorbitant. Si les galeries ont de plus en plus de mal à y accéder, c’est tout simplement impossible pour une maison d’édition.

En parallèle, je voulais apporter plus de diversité dans le paysage éditorial européen. La première fois que j’ai été invitée à travailler pour la foire Miss Read à Berlin, elle a été annulée à cause du Covid-19. À la place, j’ai donc proposé que l’on réalise un livre : Decolonizing Art Book Fairs. Il est primordial d’amener ces questions de décolonialité et de diversité sur la table. Je travaille également pour l’événement « Artist Talk by The Eyes », organisé durant la foire Paris Photo. Dans la section édition — l’une des rares qui subsiste —, les maisons présentes sont de grosses structures — Taschen ou même Louis Vuitton — même si l’on trouve également des structures moyennes. Cette année encore, on ne compte aucun·e éditeurice issu·e du continent africain. Soulignons qu’il faut pouvoir investir 3 000 € dans le stand. Je me bats au quotidien pour plus de diversité dans la sélection des photographes, à travers notamment le dispositif de carte blanche donné aux curateurices invité·es : je choisis systématiquement un livre mettant en valeur le travail d’un·e artiste racisé·e, publié par un·e éditeurice qui n’est pas représenté·e dans la foire.

En réalité aujourd’hui, les foires d’édition d’art indépendante rencontrent un réel succès : elles sont de plus en plus nombreuses à se créer. Aux Rencontres de la photographie à Arles par exemple, deux foires se déroulent en même temps. Au vu des difficultés en termes de diffusion-distribution, les petit·es éditeurices indépendant·es trouvent dans ces foires une plateforme alternative essentielle. Selon moi, c’est bien tout une réflexion sur comment faire exister le livre en dehors des cercles classiques de distribution qu’il faut mener. Il s’agit d’emmener le livre — et les savoirs qu’ils contiennent — partout. Et de pallier un manque dans le système traditionnel : l’absence de rencontre entre les différent·es acteurices de la chaîne.

Finalement, l’African Art Book Fair que vous avez créée à Dakar, n’est-ce pas une « anti-foire » ?


Exactement ! À sa création en 2014, nous l’avons pensée comme un projet artistique : un espace de communion, de réunion, de partage d’expertises et de connaissances, de soutien, de workshops artistiques et d’expositions, dans un double mouvement : exposer la pratique éditoriale sous toutes ses formes et questionner la pratique curatoriale à travers l’objet-livre.

Bien sûr, il s’agit d’abord pour les éditeurices de vendre en direct leurs publications. Le stand coûte 150 € pour les éditeurices implanté·es sur le continent, 50 € pour les éditeurices-artistes qui font des zines ; et pour les maisons implantées en dehors du continent, c’est 300 €. Créer cette foire, c’était une manière d’encourager le peu d’éditeurices en art qui existent sur le continent — c’est vrai, il en existe peu, mais il en existe bel et bien !

Sur le continent africain, la majorité des distributeurs sont européens : leur priorité est d’abord de diffuser des livres d’auteurices européen·es. Notre idée n’était pas de devenir l’équivalent des grosses boîtes de distribution, mais une vraie alternative. Cartographier les maisons d’édition réalisant des livres d’art sur le continent était le premier enjeu, afin de les mettre en réseau et de faire en sorte que toustes les acteurices se rencontrent. Le public est friand de ces rencontres, avec les éditeurices et les auteurices, mais également avec la matérialité de l’objet-livre : il y a un besoin de physicalité et de dialogue. Les programmes de talks sont aussi très importants, car si les difficultés de circulation que nous rencontrons sont liées à des problèmes de diffusion-distribution, elles sont également dues à la multiplicité des langues parlées sur le continent. Il nous faut créer ces espaces de dialogue et d’écoute. Nous avons mis en place des réseaux de diffusion alternative pour faire circuler les publications entre les pays. Par exemple, un·e éditeurice du Cameroun effectue une sélection de livres qu’iel pourrait vendre au Kenya, ou en Afrique du Sud, et iel laisse cette sélection en dépôt à une maison d’édition de ce pays. L’éditeurice du Cameroun prend un pourcentage et le reste va à l’éditeurice du Kenya. On ne parle évidemment pas de milliers d’exemplaires en circulation, de toute façon ces structures ne produisent pas autant de livres. Ou alors, on partage les stands : une structure éditoriale achète un stand et elle y représente plusieurs maisons d’édition — une pratique également mise en place à la foire Miss Read à Berlin.

Depuis trois ans, nous alimentons également la bibliothèque Ousmane Sembène : nous demandons à chaque maison d’édition de donner gracieusement un livre pour augmenter le rayon art de cette bibliothèque. Aujourd’hui, c’est certainement l’un des fonds de bibliothèque les plus intéressants en art !

Au sein de cette réorganisation, quelle place occupe l’éducation ?


L’éducation doit être au cœur de nos démarches. L’un des enjeux de l’African Art Book Fair est de désacraliser l’objet-livre. Car en Afrique, ce n’est pas toujours évident d’avoir accès aux livres. Il y a peu de librairies, peu de bibliothèques et elles sont généralement dans des états catastrophiques — hormis celles des institutions étrangères, comme l’Institut français ou l’Institut Goethe. Les gens fréquentent la foire en famille et il est important de s’adresser aux enfants. À Dakar, deux artistes sont invité·es pour travailler dans des écoles afin de réaliser un livre d’artiste avec les enfants. Le workshop de l’année dernière consistait à ramasser des déchets et des coquillages sur la plage pour constituer un livre d’artiste mais aussi sensibiliser les enfants aux enjeux écologiques par le biais du recyclage des matériaux qu’ils ou elles utilisent pour faire leur livre d’artiste. C’est toujours émouvant, car souvent ce premier livre fabriqué par des enfants est le premier à entrer dans leur maison. Mettre le livre à la portée de l’enfant, c’est lui faire prendre conscience que ce n’est pas qu’un objet rare et cher et que s’il sait raconter des histoires, lui aussi peut réaliser un livre.

Autre maillon essentiel de la chaîne : la bibliothèque est-elle un espace à repenser ?


Absolument ! Nous travaillons beaucoup autour de cet espace, notamment avec le collectif Chimurenga, basé à Cape Town, en Afrique du Sud. Durant l’apartheid, les étudiant·es noir·es n’avaient pas accès aux bibliothèques. Les seules personnes racisées à y pénétrer étaient les gardiens et les femmes de ménage. Donc quand les étudiant·es avaient besoin d’un livre pour étudier ou réviser un examen, iels donnaient une liste de titres au gardien, qui, durant sa ronde, collait de petits stickers rouges sur le dos des livres. Quand les femmes de ménage venaient le soir, comme beaucoup d’entre elles ne savaient pas lire, elles repéraient les stickers, sortaient les livres de la bibliothèque à la fin de leur service, les donnaient aux étudiant·es qui les lisaient ou les photocopiaient durant la nuit, et les remettaient en place le lendemain. Cette histoire est significative car elle parle de contournement, de solidarité, de collectif… autant de stratégies inspirantes.

À partir de cette histoire, est née la bibliothèque de Chimurenga qui devait s’infiltrer dans celle de Cape Town — une bibliothèque constituée exclusivement d’auteurices noir·es et pas seulement de livres, mais aussi de films, de disques, d’objets, etc. Ce projet a eu lieu à Lagos, à New York, à San Francisco…

Dans le cadre de la Saison Africa2020 à Paris, nous avons travaillé avec ce collectif pour relire la bibliothèque du Centre Pompidou. Nous voulions penser la bibliothèque comme un espace de monstration, un espace refuge, et déconstruire la manière dont l’Occident a pensé ce lieu exclusivement comme un espace de savoirs. Nous avons travaillé pendant deux ans avec dix chercheur·es internationaux·ales, en nous demandant ce que venaient faire les habitué·es qui fréquentaient la Bibliothèque publique d’information. Des personnes sans domicile fixe y restent au chaud toute la journée ; leurs corps s’y reposent. Cela devient un espace safe. Des personnes sans-papiers ou des migrant·es viennent prendre des nouvelles de leur pays, puisque des chaînes de télévision du monde entier sont accessibles. C’est un endroit où l’on ne demande pas de carte à l’entrée, ni aucun papier. Une multitude de personnes cohabitent donc dans ce lieu, aux fonctions multiples. Nous avions par exemple imaginé des installations avec des aires de repos, parce qu’en réalité, c’est ce qu’il se passe en cachette. Nous tenions à visibiliser cet usage.

La bibliothèque est aussi un endroit et un outil essentiels pour lutter contre la discrimination. Avec la revue AFRIKADAA, nous avons travaillé pendant un an avec des étudiant·es racisé·es qui subissaient des discriminations en école d’art, souvent liées à leurs recherches portant sur les questions décoloniales ou des sujets liés à l’exil ou à l’immigration. Du point de vue théorique, le corps enseignant est généralement démuni face à ces questions. Et cela a posé des questions matérielles très concrètes : contrairement à leurs camarades, ces étudiant·es étaient obligé·es d’effectuer leurs recherches en dehors de l’école, car la majorité des livres des bibliothèques d’école d’art concernent l’art occidental, blanc. Cela a donné lieu à un projet de bibliothèque augmentée, expérimenté à la Villa Arson : une bibliothèque décoloniale qui s’infiltre dans la bibliothèque de l’école d’art, toujours dans cet esprit d’écrire une histoire de l’art plus inclusive. Une bibliothèque dans laquelle se retrouvent évidemment de nombreux livres d’éditeurices indépendant·es défendus à l’African Art Book Fair.

À l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, nous avons donné des outils (une méthodologie et une bibliographie numérique) à un collectif d’étudiant·es. À l’École nationale supérieure d’art de la photographie d’Arles, nous avons réalisé une bibliothèque sonore dans la bibliothèque de l’école, sur la thématique de la représentation des corps noirs et issus des minorités dans la photographie. L’objectif de ce workshop était de réécrire une histoire de la photographie plus inclusive. La radio est une alternative intéressante à la diffusion. La plateforme éditoriale Chimurenga s’en est emparée en créant son Pan African Space Station. C’est également ce que nous avons développé à Miss Read, à travers la lumbung radio2 : c’est une manière virtuelle de présenter les éditeurices et leurs livres et de travailler sur la question cruciale des archives à travers les bibliothèques sonores.


  1. « Le discours de Dakar de Nicolas Sarkozy », écrit par Henri Guaino et prononcé par Nicolas Sarkozy, alors président de la République, le 26 juillet 2007 à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, Le Monde Afrique, 09/11/2007, disponible sur : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2007/11/09/le-discours-de-dakar_976786_3212.html, consulté le 28 mars 2025. 
  2. « lumbung Radio est une radio communautaire inter-locale en ligne. Elle diffuse en continu de multiples langues, musiques et œuvres d’art. Chaque station de radio participante dépend de ses propres moyens de production, de sa façon de penser, d’apprendre et de partager. L’intention est de produire un espace audiophonique commun construit sur la multiplication des pratiques existantes de ses contributeurs. » Voir leur site internet : https://lumbungradio.org/ 

Pour citer cette contribution :

Ou alors :

Ont travaillé à la production de la publication multiformat Déborder Bolloré : Adrien, Arnaud, Alaric, Arnaud, Benny, Camille, Clara, Coralie, Éléonore, Emmanuel, Jérôme, Johan, Julie, Léna, Merlin, Nicolas, Pascale, Quentin, Rodhlann, Théo, Yann et Zoé.