Déborder Bolloré

Faire face
au libéralisme autoritaire dans le monde du livre.



Amzat Boukari-Yabara

Ce document est extrait de la publication multiformat Déborder Bolloré. Il a été généré puis rendu accessible sur deborderbollore.fr, la plateforme hébergeant toutes les ressources autour du projet, dont cette contribution. Déborder Bolloré met en avant la pensée de chercheureuses, d’imprimeureuses, d’éditeurices et de libraires qui analysent et/ou subissent les dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché. Chacun·e tente de formuler, depuis sa position respective, des réponses à cette question urgente : comment faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre ?

Entretien

Pouvez-vous présenter votre travail de chercheur et d’historien?


Je suis docteur en histoire et civilisations de l’Afrique. J’ai fait un doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) en 2010 puis un postdoc à l’Université de Montréal. Depuis 2012 j’ai publié plusieurs ouvrages, dont ma thèse1 en 2018 chez Présence Africaine, deux livres sur le Nigéria2 et le Mali3 publiés par un éditeur universitaire belge, De Boeck, et Africa Unite! Une histoire du panafricanisme, publié par La Découverte en 2014 et réédité à plusieurs reprises. Plus récemment, j’ai codirigé avec trois camarades L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique4, au Seuil en 2021, qui est sorti en poche il n’y a pas très longtemps. À côté de ça, j’écris dans des revues scientifiques ou de manière plus spécifique, des chapitres de recueils collectifs.

J’ai une production intellectuelle que je ne qualifie pas forcément d’universitaire parce que je ne suis pas en poste, je me considère comme un chercheur indépendant, un intellectuel organique. Ce qui m’intéresse, c’est de participer à des projets collectifs, que ce soit des projets éditoriaux, artistiques ou politiques qui permettent de réinjecter le savoir dans de l’espace public et dans des activités militantes.

Depuis 2013, je suis également membre d’une organisation, la Ligue panafricaine-UMOJA5, dont je suis devenu président il y a trois ans. C’est une organisation politique anti-impérialiste qui fait un travail de formation, d’analyse et de prospective sur les questions africaines et afrodescendantes, avec une ligne sociale, solidaire et progressiste. La Ligue panafricaine-UMOJA est totalement autofinancée et indépendante. Elle est présente dans plusieurs pays en Afrique et dans la diaspora (France, Belgique, Suisse, Canada, Haïti). C’est la plateforme militante de référence sur le panafricanisme par laquelle je travaille avec d’autres collectifs.

En plus d’être militant et chercheur, je travaille avec des structures plus institutionnelles (UNESCO, COPAB6, etc.) sur des projets culturels ou des réformes d’institutions pour lesquels je suis consulté. On a besoin aujourd’hui de refonder les institutions afin qu’elles soient plus en phase avec nos luttes. Il y a d’un côté une dimension scientifique par ma formation doctorale, d’un autre, une dimension militante dans ces espaces que j’essaie d’impacter intellectuellement, et enfin, une dimension politique dans le sens où la question des institutions et du pouvoir est posée. C’est un peu comme ça que j’essaye de connecter mon travail de chercheur, d’historien et de militant.

Quels liens les formes éditées entretiennent-elles avec votre travail?


En 2017, avec d’autres camarades, nous avions créé une maison d’édition, Panafrikan Éditions7. On a choisi de la baser à Brazzaville pour des raisons fiscales et politiques. Fiscales pour s’inscrire dans un environnement économique et commercial africain  ; politiques car ouvrir une maison et publier des livres en Afrique, c’est nécessairement une tribune de contestation politique et sociale. On a publié deux bouquins8 qui sont propres à la LP-U9 : un recueil de textes et un livre de programme politique. Suite à cela, on a reçu des manuscrits, mais avec le Covid-19 d’une part, et les coûts de production importants des ouvrages d’une autre, on a fait une pause. Sur le circuit de production du livre, nous voulions aussi reprendre les connexions avec des imprimeries basées dans les pays d’Europe de l’Est qui, du temps de la Guerre froide, accompagnaient les publications anti-impérialistes à destination de l’Afrique. En ma qualité de président de la LP-U, je suis aussi le directeur de publication du magazine Panafrikan10 qui est produit par les membres, avec un code ISBN mais un format principalement numérique.

Je pense que l’activité militante, c’est aussi beaucoup produire du savoir, des documents, des communiqués, des ouvrages, etc. La question de l’édition est vraiment centrale dans l’autonomie militante.

Quelle place occupent les livres en Afrique francophone?


Il y a plusieurs niveaux. Déjà, il y a le niveau institutionnel. Le monde de l’édition scolaire en Afrique est contrôlé par quelques grands éditeurs scolaires qui sont liés à la construction des programmes. On est sur des chasses gardées de Hatier, Hachette, Nathan, etc., qui produisent des versions africaines de leurs manuels scolaires. Cela peut se faire parfois en lien avec des éditeurs locaux, mais c’est toujours estampillé de la marque de ces grands groupes et ça passe souvent au niveau politique par les ministères africains de l’Éducation qui maintiennent des programmes scolaires calqués sur le modèle français, ou par l’UNESCO ou d’autres structures supranationales. Il faut bien avoir en tête que le livre est principalement présent dans l’espace scolaire et universitaire et qu’il occupe, culturellement, une place utilitaire : apprendre à lire, à réfléchir, à découvrir.

Un autre élément important est qu’il n’y a pas de littérature « de gare ». Les représentations du livre et de la lecture en tant que loisir sont développées au niveau de l’éducation des enfants, mais chez les adultes elles sont moins présentes. Le livre ne fait pas partie des loisirs les plus envisagés. Et bien sûr, les nouvelles générations sont davantage portées sur l’oralité, la viralité et les contenus multimédias. L’image du livre en Afrique reste encore trop associée à l’image de l’intellectuel.

L’objet livre, en tant que tel, occupe une place assez limitée car il représente un secteur, la culture, qui est peu valorisé même par les chefs d’État africains qui ont un profil de moins en moins intellectuel et de plus en plus technocrate ou autoritaire. Plusieurs chefs d’États au moment des indépendances étaient des enseignants ou des écrivains qui pouvaient prendre le temps d’aller au théâtre ou de donner des conférences. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins le cas en dehors des obligations protocolaires, et encore.

Dans tous les pays africains francophones, il y a des politiques publiques qui visent à valoriser le livre, qui se manifestent par des journées dédiées, des dons organisés, etc. La place du livre est alors assez encouragée tout en restant bridée. Dans les pays anglophones, le secteur du livre dispose d’un poids économique plus important du fait d’une offre et d’un public un peu plus large, ainsi que d’un usage militant plus important dans le domaine de la conscientisation.

Et qu’en est-il du secteur de l’édition?


Le secteur de l’édition est assez inégal en Afrique. Si j’en reste aux pays francophones, il y a des pays dans lesquels les gens ont un pouvoir d’achat suffisant pour consommer des livres. Du côté de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, un peu du Bénin et du Cameroun, il y a des éditeurs, relativement importants, qui portent des catalogues et publient des livres dont la distribution va être locale. Ces éditeurs essayent de faire vivre un secteur du livre avec des rencontres, des salons et une actualité. Ils s’appuient sur le fait qu’un bon nombre d’auteurs africains ou de la diaspora sont édités par des éditeurs non africains, et peuvent venir sur les foires, les festivals et les salons en Afrique, mais sans forcément que leurs ouvrages y soient toujours disponibles. Cela pose la question de « qui écrit » et surtout, « pour qui ».

Pour que les livres circulent, il faut tout un circuit de distribution, notamment des librairies. Il y a un petit nombre de bonnes librairies indépendantes et assez bien dotées dans quelques capitales africaines. Mais on voit arriver la Fnac, ou d’autres grandes enseignes françaises, qui ouvrent des espaces dédiés aux livres. Cela pose une série de problèmes, à commencer par les types de titres qui sont mis à disposition du public. J’ai déjà eu l’occasion de les sonder en proposant mes propres ouvrages dans des librairies dépendantes de ces réseaux. Celles-ci m’ont dit que ça ne les intéressait pas, qu’elles préféraient commander des auteurs qu’on retrouve partout, dans les aéroports, les gares ou les supermarchés, ce qui conduit à se demander si ce sont vraiment des libraires ou simplement des commerciaux.

Est-ce que les livres circulent dans des réseaux plus alternatifs?


Oui, bien sûr. On a nos propres réseaux de diffusion. Quand je voyage, je prends souvent une valise de livres que je distribue. Des gens sur le continent africain peuvent me commander aussi telle ou telle référence. Surtout, ce sont des libraires de la diaspora, comme Tamery Sematawy11, qui ont des relais en Afrique et profitent des voyageurs militants pour envoyer du stock. Il y a aussi un certain nombre d’associations étudiantes qui développent des clubs de lecture. L’avantage aujourd’hui, c’est qu’on peut facilement faire des choses en ligne et connecter des étudiants ou des militants qui sont en Afrique ou ailleurs. Il y a une époque où je proposais mes livres, tel qu’Africa Unite!12, sous forme de prix à gagner lors d’événements. Tu participais et tu pouvais repartir avec un exemplaire. Beaucoup de PDF circulent aussi via WhatsApp. Je suis dans des groupes réunissant des milliers de personnes dans lesquels ne circulent que des livres au format PDF. Ce sont soit des PDF « propres », soit des formats piratés. L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique13, était déjà piraté trois jours après sa parution. Après, lire un bouquin de mille pages sur un écran de téléphone, ce n’est pas très agréable.

D’un point de vue idéologique, comment analysez-vous la transition de Bolloré, des infrastructures logistiques vers le contrôle des médias et de la culture en Afrique?


Idéologiquement, c’est la conquête des esprits et la construction d’un soft power. C’est aussi un positionnement sur l’avenir, puisque les contenus audiovisuels et le divertissement sont ce qui façonne aujourd’hui les jeunesses africaines. Et il faut savoir que le continent africain, du point de vue démographique, est extrêmement jeune. La culture et les médias sont également deux secteurs qui le préservent des contestations les plus radicales. Ce n’est pas la même chose d’avoir en face de soi des jeunes dépolitisés ou des travailleurs africains qui s’inscrivent dans un secteur concurrentiel, syndicalisés et revendicatifs.

Dans ce même esprit, Bolloré a revendu ses infrastructures portuaires qui nécessitaient de lourds investissements, des coûts, des assurances et l’exposaient à trop de risques. C’est aussi une manière de se refaire une virginité, en s’associant à une image de joie et de loisirs tout en se débarrassant de cette image de prédateur qu’il s’était construite.

À l’instar de la place qu’il peut occuper en France, Bolloré est très présent dans le paysage médiatique africain. Sa logique est de mettre en place une continuité entre les deux continents. Dans une époque où domine la bataille des idées, c’est une manière d’harmoniser sa stratégie de contrôle et de façonnement des opinions. On le voit aussi avec Musk : il s’agit de maîtriser les opinions, les discours et les pensées pour ensuite orienter les consciences vers des modes de consommation bien précis. C’est une stratégie redoutable, d’autant plus qu’elle est difficilement attaquable d’un point de vue moral quand on ne sait pas qui est Bolloré. On peut se dire naïvement qu’il apporte de la culture en Afrique, et l’Afrique a besoin de culture, mais la dimension critique de ces contenus culturels est fortement limitée.

Quel rôle joue Canal+ dans sa stratégie en Afrique francophone?


Canal+ est très présent en Afrique francophone, notamment au sein des classes moyennes, mais aussi en termes d’infrastructure logistique. Les chaînes de télévision publiques ou privées ont des moyens en deçà de celles de Bolloré. Il n’a pas besoin de faire pression pour écarter la concurrence locale et pour prendre des parts de marché. Il se positionne sur des points stratégiques dans l’industrie du divertissement, avec par exemple Nollywood14 au Nigéria ou MultiChoice15 en Afrique du Sud. Canal+ est un système rodé et mondialisé qui permet au public africain d’avoir accès à tout un ensemble de produits de consommation culturelle. Canal+ permet aussi de transposer des formats d’émissions produites en France, mais qui n’y sont plus diffusées, et les réadapter au continent africain. Un peu comme les manuels scolaires d’apprentissage du français qui africanisent les noms des personnages pour s’adapter aux élèves africains.

Et dans la diaspora?


Dans la diaspora, la chaîne Canal+ est très familière. Quand on est noir de France ou afrodescendant, on la connaît et on peut instinctivement se tourner vers elle en s’attendant à y trouver un contenu assez open, friendly, cool, décontracté, etc. Canal+ a fidélisé un premier public avec des séries, du foot, des émissions et des humoristes qui parlent à la jeunesse, notamment celle issue des banlieues et des diasporas africaines qui, en retournant sur le continent africain, va rechercher ce type de production culturelle. Après dans nos milieux militants africains, ce sont d’autres médias, militants et engagés, tels que Afrique Média16 ou Jotna TV17 qui sont suivis. Avec Canal+ Afrique, il y a un ciblage très fort des nouvelles générations qui fait écho à tout un réseau d’influenceurs émergents et avec une qualité technique et esthétique dans la production. Canal+ Afrique propose des contenus très attractifs et conçus pour créer une certaine dépendance. Si je m’imagine être un jeune Africain, que je souhaite faire du cinéma et que je vois la face lisse de ce que produit la chaîne, je peux être facilement attiré par cette vitrine et me dire que c’est vers ça qu’il faut tendre. Évidemment, il existe un univers du cinéma d’essai et du film africain indépendant mais il est confronté, aujourd’hui, aux nouveaux goûts du public qu’impose Bolloré. Il importe aussi beaucoup de blockbusters et de grosses productions qui tranchent avec l’esthétique des films africains. C’est comme s’il faisait une sorte d’OPA sur nos goûts. C’est une attaque déloyale vis-à-vis du cinéma et de la télévision africaine.

Est-ce que cela a un impact sur les habitudes et les consciences collectives ?


Tout ce qui passe à l’écran modèle, caricature et oriente les comportements. J’ai grandi au Bénin et je me rappelle que quand on était petits, on regardait à la télévision des séries brésiliennes, les telenovelas, et évidemment après, avec les copains, on les rejouait. Puis il y a eu les séries américaines qui ont impacté les consciences collectives, puis Nollywood. Aujourd’hui c’est différent. Ce que Bolloré propose via Canal+ et son industrie culturelle, c’est l’élaboration d’un supposé narratif africain, ou en tout cas, l’africanisation de tout ce qui peut être mis à l’écran, des thèmes communs comme la famille, l’éducation des enfants, l’amour, etc. Et cela a un impact évident sur les comportements, les relations sociales, les discussions, les habitudes, etc.

Après bien sûr, c’est une industrie culturelle qui produit des contenus apolitiques avec une logique de diversité consensuelle. Bolloré n’est pas là pour se créer des problèmes et les séries qu’il produit sont forcément désengagées, ce n’est pas Arte. Ce n’est pas en regardant ses chaînes que les jeunes vont se révolter. Nous sommes loin de contenus culturels qui produiraient une conscientisation. Il participe à la construction d’imaginaires qui sont faussement décolonisés, dans le sens où ce ne sont plus des Occidentaux ou des Blancs que l’on voit à l’écran, mais des locaux qui vivent, dans la plupart des cas, selon un mode de vie occidental. Les réalisateurs et les producteurs africains, choisis par Bolloré, travaillent avec des canevas préétablis et un degré de liberté réduit, de manière à ce qu’ils produisent des contenus attendus par le public.

Est-ce que cela accentue les identités nationales?


Je ne connais pas suffisamment le maillage international de son réseau pour déterminer son poids sur les identités nationales. Ce que je sais, c’est que dans les domaines où je vois des émissions diffusées par les chaînes qui appartiennent à Bolloré, il y a quand même une dimension, que je ne vais pas décrire comme panafricaine, mais supranationale avec un relent impérialiste. Dans le sens où, même s’il s’agit de producteurs locaux ou d’acteurs d’un pays, les contenus sont produits de façon à parler à un public large, issu de différents pays. Une série tournée au Cameroun pourrait tout à fait connaître un succès en Côte d’Ivoire et inversement. Je ne pense pas que l’intérêt de Bolloré soit d’aider à produire du nationalisme culturel ivoirien, camerounais, ou togolais, etc. Il n’est donc pas dans une volonté de fixation des identités nationales dans les contenus qu’il propose. Il cherche plutôt à produire une culture audiovisuelle et numérique agrégée qui puisse circuler partout en Afrique sans rencontrer d’opposition ni soulever de polémique identitaire qui amènerait par exemple une communauté à boycotter ses médias.

Est-ce que la mainmise sur la production de contenus culturels interfère avec les dynamiques panafricaines?


Oui et non à la fois. Bolloré produit des communautés culturelles, africaines, voire panafricaines, mais dans le sens non militant du terme. Cette production passe aussi par des événements, tels que la Coupe d’Afrique des nations, qui sont en quelque sorte des événements continentaux panafricains dans lesquels la diaspora va se reconnaître. Il y a un véritable positionnement stratégique de sa part à ce niveau-là. Ensuite, il faut bien avoir en tête que le réseau de Bolloré est un réseau transnational. Le réseau qui se déploie dans le plus grand nombre de pays africains, finalement, c’est celui de Bolloré, alors que ça devrait être un réseau « panafricain ». Il y a alors un vrai souci en termes de prédation de l’idée panafricaine.

Derrière le panafricanisme, il y a cette idée très forte de nous unir et il est toujours plus facile de s’unir contre un ennemi commun. Bolloré pourrait être alors cet ennemi commun contre lequel justement construire cette unité. Mais ce n’est pas facile, c’est même assez compliqué. Parce qu’il y aura toujours des personnes qui prendront le parti de Bolloré tant qu’un travail de conscientisation n’aura pas décolonisé les esprits en profondeur. Bolloré est un acteur important dans les domaines du numérique, des médias, des technologies et de l’innovation. Nombre de ses infrastructures bénéficient à des jeunes alors même que nous essayons de les toucher sur les questions panafricaines. Il faut leur expliquer que celui qui leur donne accès au Wi-Fi, à la construction de telle salle de concert, etc., c’est celui qu’il faut combattre. C’est assez ambigu. Il finance plus la culture que les Instituts culturels français à l’étranger mais c’est une culture qui appauvrit culturellement. On a des camarades qui travaillent dans le domaine de la musique ou de la production culturelle, qui travaillent au final pour des entreprises de Bolloré. Parfois on peut les sentir un peu gênés vis-à-vis de cela. C’est compliqué, car Bolloré est à la fois un élément d’attraction, mais aussi de répulsion. Toute la difficulté est d’arriver à se positionner et à maintenir son intégrité.

En tant que militant panafricain, est-ce que vous vous positionnez ouvertement face à Bolloré?


En tant que panafricains, c’est évident que nous combattons l’empire de Bolloré, car c’est un empire capitaliste et raciste par l’idéologie qu’il diffuse. Ce qu’il met en place va à l’encontre de nos idéaux, nos causes et nos luttes panafricaines. Il s’inscrit, du point de vue de l’histoire, dans des dynamiques coloniales, néocoloniales et impérialistes. Toute la difficulté est de relier le Bolloré caché au Bolloré visible, le Bolloré d’Afrique au Bolloré de France, expliquer ses liens avec la politique africaine de l’État français, montrer ses connexions avec Zemmour ou Sarkozy, etc. Il faut informer sur cette constellation et cela soulève de véritables enjeux pédagogiques. Cela nous oblige à chercher des alternatives face à un système de rouleau compresseur. Il y a des campagnes pour dénoncer Bolloré, qui peuvent être des campagnes de terrain ou des campagnes virtuelles sur les réseaux sociaux, mais qui, pour moi, ne touchent pas suffisamment de monde. Beaucoup de personnes en Afrique estiment aussi qu’on a d’autres priorités. Bolloré n’est pas ce à quoi pense tout un chacun quand il se lève le matin.

Après, le souci, c’est que si on parvient à chasser Bolloré, d’autres arriveront. C’est tout le problème du capitalisme. C’est d’ailleurs ce sur quoi joue beaucoup Bolloré en disant que s’il n’y va pas, d’autres le feront à sa place, notamment d’autres puissances mondiales. En revanche, si on chasse Bolloré, on saura comment chasser ceux qui voudront lui succéder.

Est-ce que Bolloré fait usage de son influence culturelle et médiatique pour influencer les élections et les pouvoirs en place sur le continent africain?


Il est connu pour avoir des entrées auprès des régimes africains au Togo, en Guinée, au Cameroun, etc. N’oublions pas que c’est sur son yacht que Nicolas Sarkozy fêta sa victoire à l’élection présidentielle française en 2007. Si demain Bolloré décide de déstabiliser un chef d’État africain, il peut mobiliser son réseau médiatique pour construire une campagne de dénigrement. Mais il peut aussi, au contraire, utiliser ses médias pour soutenir tel ou tel chef d’État si cela peut lui valoir un contrat. Donc il pratique une forme de corruption médiatique et de trafic d’influence qui lui permet d’accéder, par la visibilité qu’il donne à certains dirigeants africains, à des contrats, des parts de marché ou des retours sur investissement. En plus de ses médias, il peut facilement mettre à disposition d’importants moyens matériels et logistiques. Cela lui confère beaucoup d’influence. Après, je ne pense pas qu’il agisse spécifiquement au niveau des élections. Mais ce qui est certain, c’est que son groupe de communication, Havas, travaille pour les campagnes électorales de chefs d’État africains.

Quelles sont les formes de résistance qui émergent face à l’hégémonie culturelle de Bolloré en Afrique?


Là où ses entreprises sont pointées du doigt, il y a des formes de résistances juridiques, syndicales et venant des travailleurs par des grèves, ou des procédures judiciaires, mais Bolloré a lui-même une capacité juridique et un réseau d’avocats très opérants. Il peut tout à fait plaider coupable comme il l’a fait pour un procès en corruption au Togo18, s’il pense mieux s’en sortir ainsi. C’est quelqu’un qui ne se cache pas, même s’il s’exprime assez peu dans les médias. Son discours via ses entreprises est souvent celui d’une fausse innocence, d’une incompréhension ou d’un malentendu. Il incarne vraiment le colon paternaliste qui se persuade de faire le bien en payant par exemple correctement ses employés pour mieux masquer sa prédation.

Ensuite, en termes de résistance, il y a des appels au boycott des médias de Bolloré ou de ses entreprises. Mais avec un succès assez limité, il me semble. Il y a peut-être deux raisons à cela. Soit il n’y a pas suffisamment de « consommateurs » pour que ce soit significatif, soit les consommateurs ne sont pas sensibilisés ou bien même, adhèrent à cette logique libérale du marché. Dans le secteur culturel, les initiatives restent limitées, car lui-même peut se permettre de produire des artistes « contestataires ». Ils sont alors placés dans une situation ambiguë dans laquelle le système les finance pour, quelque part, produire et contrôler son autocritique.

Le panafricanisme et les alliances transnationales entre acteurs culturels africains et diasporiques peuvent-elles jouer à ce niveau-là?


En tant que panafricains, ce qu’on essaie de faire, c’est déjà d’identifier les différentes connexions et ramifications de son empire. Après on essaie de sensibiliser sur le fait que seule la logique d’une unité africaine peut le contrecarrer dans les différents pays où il est implanté.

On a lancé, avec des camarades communistes, un questionnaire sur la situation dans plusieurs pays africains. On a demandé à d’autres camarades qui sont sur le terrain de nous faire des retours et un état des lieux de comment là, à l’instant T, ils perçoivent l’impact et la force de son empire. L’idée est de réfléchir collectivement, grâce à leurs retours situés, à des choses à mettre en place pour lutter contre lui, tout en sachant que c’est un empire qui est évidemment lié au système politique français. C’est-à-dire qu’il faut trouver le moment où le faire vaciller de la manière la plus efficace, en nous inscrivant dans une temporalité globale et internationale. On ne peut pas renverser Bolloré uniquement en Afrique et inversement. Il y a des vases communicants entre la France et les pays africains. C’est pour ces raisons qu’on ne peut lutter contre lui sans avoir une approche panafricaine. Il faut que la diaspora comprenne qui est Bolloré et prenne conscience du fait que son fonctionnement en Afrique est celui de la prédation.

Quelles sont les initiatives pour toucher les diasporas et leur faire comprendre ce que fait Bolloré en Afrique?


Il y a des événements qui ont lieu à différentes occasions, notamment le Salon anticolonial et antiraciste19 ou des conférences sur la Françafrique dans lesquelles revient régulièrement la question de Bolloré. Mais c’est assez compliqué de réellement « toucher la diaspora », dans la mesure où la diaspora vit en France parmi des millions de français, qui ne sont pas non plus spécifiquement touchés par l’action de Bolloré quand bien même ils la subissent chaque jour sans le savoir. Pour « toucher la diaspora » en France, il faudrait toucher tout le monde. Il faut que nous fournissions un travail plus important, un travail qui soit systémique et plus souterrain.

À notre échelle d’éditeurices et au-delà de notre travail strictement d’édition, est-ce que vous voyez des champs que nous pourrions davantage investir?


Oui bien sûr. Je pense que nous pourrions réfléchir à des formes de coédition entre des éditeurs localisés en Afrique et des éditeurs localisés en France. On pourrait développer une politique tarifaire du livre qui permettrait qu’un livre édité en France soit disponible dans un format plus économique ou moins cher en Afrique. Cela pose aussi la question suivante : comment redéployer de vieilles structures, ou comment s’inspirer de celles déjà existantes ? Je pense notamment à Afrilivres20, un regroupement de médias et de maisons indépendantes africaines, qui dans une dynamique panafricaine et grâce à une alliance transnationale d’éditeurs indépendants, rend visible la production de livres édités en Afrique et met en lumière sa richesse culturelle.

Avec Thomas Deltombe, Benoît Collombat et Thomas Borrel, lorsqu’on avait publié L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique21, on avait confié le chapitre sur Bolloré à Olivier Blamangin. Entre la première et la deuxième édition, on a dû modifier le chapitre parce qu’entre temps, Bolloré avait vendu ses activités en Afrique. Cela nous montre aussi qu’il faut des éditeurs pour soutenir ce genre de production sur le néocolonialisme français dont Bolloré est un porte-étendard. La bataille de l’édition est une bataille idéologique importante. Il faut produire à tous les niveaux de l’édition et de la critique vis-à-vis de Bolloré. Parfois, peut-être que nous devrions faire notre autocritique : qu’avons-nous fait, ou pas fait, pour permettre qu’émergent un tel empire et un tel système ? Qu’est-ce qu’on n’a pas su anticiper ? Qu’est-ce qui nous a pris par surprise ? Parce qu’on est quand même poussés dans nos retranchements vis-à-vis de choses assez sales et brutales. Voilà, mais je pense qu’il y a quand même de l’espoir.

Et est-ce que vous imaginez un renversement sur du moyen ou long terme?


Je me dis qu’il y a de quoi créer des espaces de respiration intellectuels, artistiques, créatifs, etc., dans la continuité du mouvement de sortie du Covid-19, dans lequel on avait besoin de produire, de se lâcher, de dire ce qu’il y avait à dire, de penser vraiment le monde comme si c’était le dernier jour et la fin du monde. Cette notion de fin du monde, elle nous impose de faire le choix, je ne vais pas dire le choix romantique, mais celui de choisir notre mort, de choisir comment nous voulons mourir en tant qu’intellectuels, en tant qu’éditeurs et en tant que producteurs de culture. Et ce qui est sûr, c’est qu’on ne veut pas mourir sous la botte de Bolloré, on ne veut pas mourir de cette manière-là. Donc c’est à nous de mettre du panache dans tout ça, et surtout, de planter suffisamment de graines le temps que le terreau culturel se régénère et devienne plus sain.

À titre personnel, j’ai tendance à penser que d’une manière ou d’une autre, ces empires vont éclater. Que ce soit celui de Musk ou de Bolloré, ou d’autres milliardaires, ils finiront par s’effondrer. Bolloré, même s’il a sa relève multiple, est déjà un peu vers la sortie. C’est à nous de tenir nos positions et de ne pas nous faire aspirer vers le côté obscur.


  1. Amzat Boukari-Yabara, Walter Rodney, un historien engagé (1942–1980), Paris, Présence Africaine Éditions, 2018. 
  2. Amzat Boukari-Yabara, Nigéria, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2013. 
  3. Amzat Boukari-Yabara, Mali, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2014. 
  4. Thomas Borrel, Amzat Boukari-Yabara, Benoît Collombat et Thomas Deltombe (dir.), L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique, Paris, Le Seuil, 2021. 
  5. « La Ligue Panafricaine-UMOJA est une organisation internationale composée de sections territoriales implantées en Afrique et dans la Diaspora. Elle a pour objectif de fédérer les forces et les courants africains dans la réalisation de l’Unité, l’Indépendance et la Renaissance du Continent à travers la construction d’un État Fédéral Africain (États-Unis d’Afrique) qui est la forme la plus aboutie du panafricanisme politique. » D’après le site internet : https://lp-umoja.com/ 
  6. Le Congrès Pan Africain d’Éthique et de Bioéthique (selon leur site : https://copab-ankh.org/about-us) est un événement réunissant des chercheurs, praticiens et décideurs africains pour discuter des enjeux éthiques liés aux sciences de la vie, à la santé et aux technologies sur le continent. Il vise à promouvoir une réflexion adaptée aux réalités africaines et à renforcer la gouvernance éthique. 
  7. « Panafrikan Éditions est une jeune maison d’édition dont l’objectif est entre autres de promouvoir la culture littéraire afrodescendante en encourageant les jeunes et des auteurs confirmés à faire connaître leurs œuvres pour la conscientisation de l’Afrique et de ses filles et fils. Panafrikan Éditions vise aussi à publier toute œuvre littéraire qui participe à l’émergence de l’intelligence humaine. » D’après la page « Panafrikan Éditions », disponible sur : https://www.facebook.com/profile.php?id=100066622810727 
  8. Dont l’un est Discours panafricanistes, Ligue Panafricaine-UMOJA, Brazzaville, Panafrikan Éditions, 2019. 
  9. LP-U pour Ligue Panafricaine-UMOJA. 
  10. « Panafrikan a pour ambition de promouvoir l’idée du panafricanisme à travers l’Afrique et dans la Diaspora. Notre mission est la création d’un journal panafricaniste de référence, disponible en ligne, en plusieurs langues, africaines comme étrangères, mais aussi distribué en version papier partout sur le continent et dans la Diaspora. » D’après la page « Panafrikan Magazine », disponible sur : https://www.facebook.com/groups/panafrikan.magazine/. Les numéros sont disponibles sur le site de la LP-U : https://lp-umoja.com/category/panafrikan-magazine/ 
  11. La librairie Tamery Sematawy, située à Paris (19 rue du Chalet, 75010), est spécialisée dans divers sujets liés à l’Afrique et à sa diaspora, mais propose aussi une sélection d’ouvrages afro-américains, caribéens et antillais. Elle organise également des rencontres avec des auteurs et des conférences sur la question panafricaine. 
  12. Africa Unite!, op. cit
  13. L’Empire qui ne veut pas mourir, op. cit
  14. Nollywood est l’industrie du cinéma nigérian, l’une des plus grandes au monde en termes de production de films, reconnue pour ses films à petit budget mais à fort impact culturel. 
  15. MultiChoice est une entreprise sud-africaine de médias et de divertissement, principalement connue pour ses services de télévision payante comme DStv et GOtv en Afrique. 
  16. Afrique Média est une chaîne de télévision panafricaine axée sur l’actualité et la géopolitique. 
  17. « Jotna Tv est une chaîne d’information en continu créée par de jeunes panafricains engagés et conscients des enjeux de l’heure. Elle compte offrir une information de qualité, un nouveau point de vue, une nouvelle voix, sous un prisme panafricain. » D’après la chaîne Youtube « Jotna TV », disponible sur : https://www.youtube.com/c/JOTNATV 
  18. Le Monde avec AFP, « Corruption au Togo : Vincent Bolloré demande à la Cour de cassation d’annuler toute la procédure », Togo Actualité, 12/10/2023, disponible sur : https://togoactualite.com/corruption-au-togo-vincent-bollore-demande-a-la-cour-de-cassation-dannuler-toute-la-procedure/, consulté le 27/03/2025. 
  19. Ce Salon fait partie de la Semaine anticoloniale et antiraciste, du collectif Sortir du colonialisme, Montreuil : https://semaineanticoloniale.com 
  20. Afrilivres est une association panafricaine créée en 2002. Son siège est basé à Cotonou, au Bénin. Elle regroupe 54 maisons d’édition de 14 pays francophones au sud du Sahara, de Madagascar et de l’Ile Maurice. Plus d’informations sur : https://www.facebook.com/Afrilivres/ 
  21. L’Empire qui ne veut pas mourir, op. cit. 

Pour citer cette contribution :

Ou alors :

Ont travaillé à la production de la publication multiformat Déborder Bolloré : Adrien, Arnaud, Alaric, Arnaud, Benny, Camille, Clara, Coralie, Éléonore, Emmanuel, Jérôme, Johan, Julie, Léna, Merlin, Nicolas, Pascale, Quentin, Rodhlann, Théo, Yann et Zoé.