Clara Laspalas et Danièle Kergoat
Ce document est extrait de la publication multiformat Déborder Bolloré. Il a été généré puis rendu accessible sur deborderbollore.fr, la plateforme hébergeant toutes les ressources autour du projet, dont cette contribution. Déborder Bolloré met en avant la pensée de chercheureuses, d’imprimeureuses, d’éditeurices et de libraires qui analysent et/ou subissent les dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché. Chacun·e tente de formuler, depuis sa position respective, des réponses à cette question urgente : comment faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre ?
Éditer en féministe
On assiste depuis plusieurs années à une multiplication des publications et des maisons d’édition féministes ou se revendiquant féministes. Si on peut se réjouir d’une telle déferlante, on peut toutefois se questionner sur ces différentes initiatives dans un monde de l’édition gouverné par des milliardaires conservateurs. Qu’est-ce que cela signifie vraiment d’éditer en féministe aujourd’hui ? Et quel avenir pour ces initiatives face à la montée des idéologies réactionnaires et à la concentration des pouvoirs culturels ?
Les éditions féministes, une histoire
L’histoire des éditions féministes, qu’il s’agisse des livres ou des revues, n’est pas un long fleuve tranquille. Elle suit les méandres des mouvements féministes, leurs flux et leurs reflux. Cependant, elle ne se limite pas aux mouvements eux-mêmes, au contraire, elle est étroitement liée aux mouvements sociaux plus globaux. Ce qui n’est pas sans jouer sur les politiques éditoriales, celles des grandes maisons comme celles des petit·es éditeurices et a fortiori des éditeurices dédié·es.
Les éditions féministes, comme toutes les éditions engagées, varient en nombre selon la période. Le féminisme de la première vague, dès le XIXe siècle, plus que par des ouvrages, s’est davantage exprimé par le biais de revues et de journaux — spécialisés ou non — liés aux luttes pour les droits des femmes, le droit de vote et le droit de se présenter aux élections notamment (on ne parle pas ici des ouvrages « féminins » dévolus à l’apprentissage des rôles de mère-épouse). On peut citer The Lily, journal américain (1849–1856), ou, en France, La Citoyenne, journal d’Hubertine Auclert (1881–1891).
Il faut attendre les mouvements féministes de la deuxième vague pour voir entrer en lice les maisons d’édition, qu’elles soient directement liées aux mouvements ou dépendantes des grands groupes. Ce qui différencie ces deux périodes éditoriales, c’est sans doute les années 1970 à partir desquelles se développent parallèlement l’activisme militant et la recherche scientifique : les femmes entrent à l’université, on étudie la condition féminine (par exemple, Michelle Perrot crée le cours « Les femmes ont-elles une histoire ? » en 1973), on assiste à l’essor des sciences humaines et sociales en édition. C’est une explosion du nombre de titres et de collections consacrées dans les grandes maisons (Payot fait traduire Phyllis Chesler, Sheila Rowbotham et Mary Wollstonecraft, Robert Laffont publie Histoire de la répression sexuelle, des collections sont créées : « Libre à elles » au Seuil, « Condition féminine » au Mercure de France, ou encore « Mémoires des femmes » chez Syros) et, évidemment en moindre nombre, des éditions consacrées aux féminismes (Éditions Des femmes, éditions Tierce, etc.1). Il est certain que si les grandes maisons d’édition surfent sur la vague, il faut souligner que les directeurices de collections de ces maisons sont souvent partie prenante des mouvements militants. On peut citer Colette Audry pour la collection « Femme » chez Denoël, Luce Irigaray pour la collection « Autrement dites » chez Minuit ou Huguette Bouchardeau chez Syros2.
Cette floraison de collections, de revues et de livres perdure jusque dans les années 1980. Durant cette décennie, le mouvement social est marqué par les luttes sur l’IVG, contre le viol, le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), le Planning familial, les collectifs militants divers dont la Coordination des femmes noires. 1981, c’est l’élection de François Mitterrand et la création du ministère du Droit de la femme. S’ensuit, en tout cas durant la première période du quinquennat, une institutionnalisation (très relative) de collectifs militants. Mais les années 1980, c’est très vite le choc pétrolier, la politique d’austérité, l’apparition du chômage de masse. On assiste également à la baisse des subventions pour les études féministes à l’université, le déclin de la prégnance de la pensée marxiste et le recul des sciences humaines et sociales en général3. Durant cette période, c’est un relatif calme plat du côté des grandes maisons d’édition. Bien peu des collections dédiées dans ces maisons se maintiennent. « Mémoires des femmes » chez Syros ou les Éditions Des femmes font partie des rares à résister.
La contestation féministe mais aussi sociale est en berne jusqu’en 1995. Il faut noter toutefois que dans les années 1990, on voit apparaître, avec les mouvements lesbiens, une activité éditoriale dédiée. Par exemple, la collection « Chemin des dames » aux éditions Gay Kitsch Camp.
1995 voit la grande grève de la Fonction publique contre le plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale. Simultanément (mais non en conséquence), le 25 novembre 1995, 40 000 personnes vont défiler à Paris dans une manifestation pour les droits des femmes à l’appel de la Coordination pour le droit à l’avortement et à la contraception.
Un renouveau revendicatif commence. Les mouvements féministes commencent à parler en termes de « genre » et nourrissent de plus en plus leur réflexion grâce à des ouvrages états-uniens. Une période de traductions s’amorce timidement. Par exemple, ce n’est qu’en 2005 que Judith Butler (Trouble dans le genre, La Découverte) ou Catharine A. MacKinnon (Le Féminisme irréductible, Éditions des femmes) seront traduites. C’est aussi la création, en 1996, de la « Bibliothèque du féminisme » à L’Harmattan, ou celle, en 2000, de la collection « Le genre du monde » à La Dispute, dont le premier titre sera La mixité au travail de Sabine Fortino, paru en 2002.
En 1995, on voit apparaître les prémices de la troisième vague des mouvements féministes. De nouveaux thèmes apparaissent, tant universitaires que militants : la question des sexualités, des approches postcoloniales et intersectionnelles, de l’écologie ; on note un accroissement significatif des traductions.
En 2002, l’Alliance internationale des éditeurs indépendants est créée. En 2010, les Éditions iXe sont fondées. Au niveau sociétal, c’est la loi sur le mariage pour tous, les ABCD de l’égalité.
En 2017, on assiste à un tsunami #MeToo. C’est, tant en France qu’à l’international, l’irruption des dénonciations du harcèlement sexuel et de toutes les formes de violences sexistes et sexuelles. Les répercussions sur les thèmes du militantisme et de la recherche féministe sont très importantes. Elles le sont aussi sur le monde de l’édition. Il suffit de taper sur Google « #MeToo et l’édition » pour voir apparaître une kyrielle d’articles, certes plus ou moins informés mais reprenant tous le même thème d’une déferlante féministe dans l’édition : ainsi, le 14 octobre 2018 Livres Hebdo publie un article de Pauline Croquet : « #MeToo, du phénomène viral au “mouvement social féminin du XXIe siècle” » ; dans L’Express du 29 mai 2021, c’est « Le féminisme, nouvelle conquête de l’édition », de Pauline Leduc ; le 10 mars 2021, une enquête de Livres Hebdo a pour titre : « Le boom féministe : #MeToo, la déferlante éditoriale en chiffres ».
Entre 2017 et 2020, la production de livres consacrés aux femmes en non-fiction a augmenté de 15 %4. Cela dit, il est certain que cette profusion n’a bien souvent rien de vertueux. L’opportunisme plutôt que l’engagement féministe est pointable pour beaucoup. En témoignent d’ailleurs les productions sous le label « Femmes » (ou « Femme ») qui mêlent allègrement les ouvrages de développement personnel aux ouvrages féministes. On retrouve cela, par exemple, dans les collections de livres pratiques comme « Bibliothèque pratique Femmes d’aujourd’hui » chez Albin Michel, « Profession femme » chez First ou la collection « Les Insolentes » chez Hachette Pratique.
Deux autres bémols doivent être mentionnés. Tout d’abord le backlash que l’on peut observer depuis quelques années avec la campagne réactionnaire menée contre les ABCD de l’égalité, contre la soi-disant théorie du genre et le wokisme5. Et aussi, la question de la concentration des pouvoirs culturels, la mainmise de Bolloré (et d’autres comme Daniel Křetínský, Bernard Arnault ou Rodolphe Saadé) sur des maisons d’édition, des médias, des systèmes de diffusion et de distribution. Il est évident que ces milliardaires défendent, à travers l’édition, des valeurs parfaitement opposées à celles des féminismes. Les féminismes ont un fort potentiel corrosif par rapport aux systèmes de domination, alliant une dimension scientifique à un engagement militant. Ils se caractérisent, sinon comme internationalistes, du moins transnationaux, ce qui permet une circulation des idées. Car ils avancent les linéaments pour penser une autre société, libérée des rapports de domination. C’est ce qu’exprimait en quelques mots, la présentation de la collection « Le genre du monde » de La Dispute : « Sous ce label, sont publiés des livres qui en explorant les rapports hommes femmes contribuent à renouveler la compréhension de la société. » C’est bien pourquoi les féminismes sont si violemment attaqués par les régimes autoritaires.
Bolloré, un empire contre les féminismes
Il est évident que les prises de position des éditions féministes s’opposent frontalement à l’empire Bolloré et aux idées de l’extrême droite. Vincent Bolloré, magnat des médias et de l’édition, incarne une vision réactionnaire du monde, fondée sur un conservatisme patriarcal et une idéologie identitaire. Son empire médiatique et culturel, qui s’étend des chaînes de télévision (C8, CNews, Canal+) aux maisons d’édition (l’ensemble du groupe Hachette regroupant plus de quarante maisons d’édition), en passant par la communication, le cinéma ou la radio lui permet de diffuser massivement des idées traditionalistes et anti-féministes, tout en muselant les voix dissidentes.
Bolloré défend un modèle de société patriarcal, glorifie la famille traditionnelle et s’oppose aux droits des femmes, comme en témoignent ses positions anti-IVG (avec la diffusion du film Unplanned en 2021 et sa rediffusion lors de la dernière émission de C8) ou son opposition au mariage homosexuel. La revue Silence révèle également le sort subi par les femmes qui travaillent dans les plantations du groupe agro-industriel Socfin, détenu en partie par Bolloré. Ces femmes subissent quasi quotidiennement des violences sexuelles et sexistes sans qu’aucune enquête importante ou sanction significative n’ait été menée6. Son soutien à Éric Zemmour lors de la campagne présidentielle de 2022, où il se déclare « conscient du danger de remplacement de la civilisation7 », révèle aussi son alignement avec les thèses de l’extrême droite. Bolloré défend une France qu’il imagine menacée par l’islam, le wokisme, et les mouvements progressistes. Il désigne comme boucs émissaires les immigré·es, les LGBTQIA+, les écologistes et les « bobos », alimentant ainsi un discours de division et de peur.
Cette idéologie réactionnaire s’accompagne d’actions concrètes pour imposer sa vision : l’éviction de Zaho de Sagazan de la programmation radiophonique d’Europe 1 après qu’elle a adressé sur Instagram « un gros mais vraiment gros, gros fuck à Cyril Hanouna », ou encore l’arrêt du financement du film Grâce à Dieu de François Ozon, qui dénonce les abus sexuels dans l’Église catholique8. Sur ces chaînes d’information on a pu et on peut voir des figures médiatiques proches de l’extrême droite comme Jean-Marc Morandini, Cyril Hanouna, Éric Zemmour ou encore Pascal Praud. Il nomme Lise Boëll, l’éditrice d’Éric Zemmour, à la tête de Fayard, qui publie quelques mois plus tard la biographie de Jordan Bardella, figure montante du Rassemblement national. Ces décisions montrent comment Bolloré utilise son influence pour étouffer les débats qui dérangent son idéologie conservatrice. L’empire Bolloré est marqué par la suppression systématique des voix de gauche dans les médias qu’il contrôle. Présent dans la presse écrite, la radio, la télévision, mais aussi dans l’édition, la communication et le cinéma, Bolloré est devenu un acteur central de la diffusion des idées réactionnaires en France.
Il est donc essentiel pour nos maisons d’édition engagées et féministes de continuer d’exister afin de lutter contre l’empire Bolloré et ses sicaires. Nous devons dénoncer leurs actions, reprendre les arguments et les démonter mais aussi nous donner des armes pour argumenter et battre tant leur l’idéologie que leur silence.
L’édition sous influence
Comment les idées d’universalisme, d’égalité des genres ou de justice sociale peuvent-elles être relayées lorsque Bolloré et ses semblables possèdent une grande partie des médias, ainsi qu’un nombre impressionnant de maisons d’édition ? Ces groupes disposent de systèmes de distribution gigantesques : des points de vente, une logistique capable de livrer un livre n’importe où sur le territoire en quarante-huit heures, et une force de frappe marketing qui inonde les libraires et les lecteurices d’information. Face à cette machine bien huilée, les voix dissidentes sont écrasées et marginalisées.
Malgré la multiplicité des maisons d’édition détenues par Bolloré, celles-ci défendent sensiblement les mêmes idées, le même idéal de société conservateur. On assiste à une homogénéisation des discours. Dans le domaine de l’édition féministe, les grands groupes profitent du travail de défrichage des petites maisons indépendantes et de la déferlante du mouvement #MeToo pour placer leurs livres en librairie. L’histoire des féminismes, comme celle de l’édition féministe, s’écrit par vagues. On assiste, depuis quelques années, à une explosion de nouveaux titres, de collections et de maisons d’édition consacrées aux féminismes. Si cette multiplicité est à saluer, les grandes maisons d’édition, elles, surfent sur la vague féministe tout en continuant à publier des livres intrinsèquement misogynes ou des auteurs problématiques9. Leur approche est souvent commerciale, privilégie les ouvrages de développement personnel ou de bien-être au détriment des livres de sciences humaines et des analyses critiques. Leurs choix éditoriaux sont dictés par des impératifs de rentabilité, ce qui les empêche de dénoncer un système dont elles profitent pleinement. Mais que restera-t-il lorsque la vague #MeToo sera passée de mode ? Avec Bolloré et les autres milliardaires à la tête des maisons d’édition mainstream, on peut craindre un retour de bâton conservateur, effaçant des années de luttes et de réflexions. Ce backlash a même déjà commencé avec le développement des théories masculinistes. Par exemple, Hachette Book Group lance deux nouvelles collections, « Basic Venture » et « Basic Liberty », dédiées à publier des auteurs et des textes conservateurs10. En 2022, Laura Magné et Laurent Obertone11 créent la maison d’édition Magnus qui a publié le livre Transmania de Marguerite Stern et Dora Moutot. On peut également citer l’avènement d’influenceurs masculinistes revendiquant des théories qui naturalisent et hiérarchisent les genres comme Thaïs d’Escufon ou Papacito.
En revanche, les maisons d’édition indépendantes prennent des risques : elles multiplient les discours, explorent de nouvelles formes, et donnent la parole à des autrices et des courants féministes souvent marginalisés. Elles défendent une vision plurielle et engagée du féminisme, loin des logiques de marché. Mais face à la puissance de frappe des grands groupes, leur survie est fragile.
Éditer en féministe : un acte de résistance
Lutter contre Bolloré, c’est continuer à produire des ouvrages féministes, queer, matérialistes qui permettent de montrer que le système de domination est global, que chaque rapport social est dépendant des autres, qu’ils se construisent en interaction et se renforcent les uns les autres. Alors l’entrée par le genre est un coin enfoncé dans le système et permet de démontrer que vouloir tendre vers l’émancipation n’a de sens que si l’on pense cette dernière du double point de vue individuel et collectif et que pour la construire, les individus doivent acquérir tant une conscience de genre qu’une conscience de classe. Le système patriarcal, intrinsèquement lié au capitalisme, ne peut être combattu de manière isolée. Bolloré incarne parfaitement cette alliance. Lutter contre lui, c’est donc lutter contre ce qu’il représente : une concentration de pouvoirs qui étouffe les voix progressistes et perpétue les inégalités. Éditer en féministe implique de publier des textes qui interrogent les rapports de pouvoir, les systèmes d’oppression et les normes patriarcales et d’aller à contre-courant en faisant connaître et reconnaître la fantastique richesse des études féministes en sciences humaines. C’est montrer leurs capacités d’invention, leurs pouvoirs heuristiques pour penser et repenser les grands problèmes sociaux et intervenir dans les débats qui traversent les études de genre.
C’est aussi démonter les faux-semblants. C’est analyser, par exemple, le procès Mazan sans s’arrêter au courage, bien réel par ailleurs de Gisèle Pélicot, mais aussi en démontrant que tous les hommes ne sont pas terrifiés par ces viols, qu’au contraire, certains contre-attaquent. L’un des avocats des accusés, avec un sourire, a lancé aux militantes féministes : « Mon client a un message pour vous, à toutes ces hystériques, ces mal embouchées : merde ! Voilà, mais avec le sourire. » Éditer en féministe signifie reprendre ces débats, les approfondir, et les rendre accessibles à toustes, qu’il s’agisse du consentement, de la culture du viol, des stratégies d’action, etc.
Lutter contre Bolloré, c’est aussi créer des espaces sûrs12, à l’abri des logiques de rentabilité et du backlash conservateur. En continuant à éditer et à promouvoir des ouvrages féministes, nous assurons la diffusion des idées progressistes, même dans des contextes politiques et idéologiques hostiles. Ces espaces deviennent des refuges pour les autrices, chercheuses et militantes souvent marginalisées dans l’édition traditionnelle et mainstream. Donner la parole à ces voix, c’est démocratiser l’accès aux savoirs féministes, faire émerger des récits alternatifs qui remettent en question l’ordre établi, et mettre à disposition du plus grand nombre les outils nécessaires pour transformer la société. Éditer en féministe, c’est lutter contre toutes les formes de domination. Face à l’empire Bolloré, cette démarche est plus que jamais nécessaire : elle est vitale.
Les féminismes face à l’anti-wokisme
Lutter contre Bolloré, c’est lutter contre l’anti-wokisme car les féministes sont au premier banc des accusé·es. Certes la situation en France n’est pas encore aussi alarmante qu’aux États-Unis — où des recherches universitaires sur le genre sont purement et simplement bannies, et où certains livres sont interdits13 —, mais l’anti-wokisme gagne du terrain. Ce soi-disant concept étant un véritable fourre-tout à usage idéologique, réactionnaire au sens premier du terme, il ne peut évidemment faire l’objet d’une définition sérieuse. Mais une chose est certaine, il sert à discréditer les luttes pour l’égalité, qu’elles concernent le genre, la race ou la classe.
Cependant, ce qui est sérieux, c’est la charge contre l’École et l’Université. En 2022, un colloque intitulé « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », s’est tenu à la Sorbonne, sous l’égide de l’Observatoire du décolonialisme, ouvert par Jean-Michel Blanquer, alors ministre de l’Éducation nationale, et clos par Thierry Coulhon, président du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur. Le but était clair : rompre avec la « pensée unique » incarnée par le wokisme, le féminisme, l’intersectionnalité, etc.14, avec comme intervenants : Pierre-Henri Tavoillot, qui a théorisé le concept d’« islamo-gauchisme » ou encore Jean-François Braunstein qui nie le concept de genre. À cela s’ajoute la baisse de la place des sciences humaines dans les librairies et les journaux, le combat acharné contre l’éducation à la sexualité à l’école mais aussi la publication de plusieurs ouvrages remettant en cause le mouvement #MeToo et le « wokisme » comme Le Vertige MeToo de Caroline Fourest15. On peut aussi assister à l’instrumentalisation des thèmes féministes par l’extrême droite, c’est le cas du collectif Némésis. Ce collectif raciste, xénophobe, islamophobe, validé par l’extrême droite (Génération identitaire, La Cocarde, etc.16) se sert de certains aspects du féminisme pour justifier ses positions discriminatoires et pour lutter contre « le grand remplacement ».
Ces événements illustrent la volonté de certain·es de remettre en cause les avancées des études de genre et des sciences sociales critiques. Parmi les cibles privilégiées de cette offensive, on trouve la fameuse « théorie du genre », régulièrement diabolisée par les conservateur·ices. On peut alors s’inquiéter de ces charges, et considérer sur ce thème, qu’un travail d’édition féministe est indispensable.
Éditer en féministe : des principes aux pratiques
Éditer en féministe, c’est aussi avoir un catalogue cohérent avec les valeurs que nous défendons. Comment prétendre défendre des idées féministes tout en publiant des auteurs comme Jordan Bardella ou Michel Houellebecq, dont les discours sont aux antipodes de nos combats ? On ne peut pas dénoncer un système tout en en profitant. Publier des livres féministes, revient donc à refuser de se contenter d’une approche superficielle ou opportuniste.
Éditer en féministe, c’est aussi mettre en cohérence nos pratiques internes avec les principes que nous défendons17. Cela signifie adopter un fonctionnement horizontal, garantir une rémunération juste et respecter les autrices et auteurs. Dans un milieu de l’édition traditionnellement conservateur et masculin, ces engagements sont une rupture nécessaire. Bien que 66 % des effectifs du secteur soient des femmes, elles restent largement sous-représentées aux postes de direction : seulement 9 % des 100 plus grandes entreprises culturelles sont dirigées par des femmes18. Ce milieu, très homogène et bourgeois, reproduit les mêmes schémas de domination que l’on retrouve ailleurs. Les cas de harcèlement et de violences sexistes y sont malheureusement fréquents, comme en témoigne l’affaire du patron de Bragelonne, accusé de comportements inappropriés à connotation sexuelle19 par une vingtaine de femmes mais aussi la tribune dénonçant « la persistance des agressions sexuelles et des viols dans le monde littéraire et dans les études de lettres20 ». Face à ces dérives, le Syndicat national de l’édition a mis en place un dispositif de prévention contre les risques de harcèlement et de violences sexistes et sexuelles dans le monde du livre. Mais cela ne suffit pas : il faut repenser en profondeur les structures et les pratiques du secteur.
Il serait enfin nécessaire, pour conclure, de montrer la nécessité, en féministes, d’éditer des ouvrages qui démolissent l’idéologie identitaire et réactionnaire qui fait tant de ravages en ce moment. Des ouvrages qui proposent de repenser l’universalisme, un universalisme qui englobe les différents féminismes, seul antidote à nos yeux. Il est essentiel de continuer le travail que nous avons commencé depuis plusieurs décennies : éditer des livres qui ébranlent les systèmes de domination — capitaliste, patriarcal, colonial —, publier des voix marginalisées et aussi continuer tous·tes ensemble à réfléchir à nos pratiques éditoriales. C’est en offrant des récits qui libèrent, et des espaces qui préfigurent le monde que nous voulons, que nous pourrons résister à Bolloré.
- Fanny Mazzone, « Féminisme, genre et sexualités, politiques éditoriales et traductions depuis les années 1960 jusqu’à MeToo », Politika, 23/01/2025, disponible sur : https://www.politika.io/fr/article/feminisme-genre-sexualites-politiques-editoriales-traductions-annees-1960-jusqua-metoo, consulté le 26/03/2025. ↩
- Audrey Lasserre, Histoire d’une littérature en mouvement : textes, écrivaines et collectifs éditoriaux du Mouvement de libération des femmes en France (1970–1981), thèse de doctorat en littérature et civilisation françaises, Université Sorbonne Nouvelle, 2014. ↩
- ANEF, Le genre dans l’enseignement supérieur et la recherche. Livre blanc, Paris, La Dispute, 2014. ↩
- Cécilia Lacour, « Le boom féministe : #MeToo, la déferlante éditoriale en chiffres », Livres Hebdo, 10/03/2021, disponible sur : https://www.livreshebdo.fr/article/le-boom-feministe-metoo-la-deferlante-editoriale-en-chiffres, consulté le 26/03/2025. ↩
- Simon Massei, Discipliner les banlieues ? L’éducation à l’égalité des sexes dévoyée, Paris, La Dispute, 2024. ↩
- Lola Keraron, « Cameroun : face aux violences de Socfin, les femmes résistent ! », Silence, nº 540, 2025, p. 5–8. ↩
- « Éric Zemmour rend “hommage” à Vincent Bolloré et le qualifie de “patriote qui veut défendre la France” », Le Monde, 22/01/2022. ↩
- Marie Bénilde, Le péril Bolloré, Paris, La Dispute, 2025, p. 41. ↩
- Marie Kirschen, « Les féministes jouent livre sur table », Revue du Crieur, nº 4, 2024, p. 76-99. ↩
- Fanny Guyomard, « Aux États-Unis, Hachette Book Group lance une nouvelle marque éditoriale à la ligne conservatrice », Livres Hebdo, 14/11/2024, disponible sur : https://www.livreshebdo.fr/article/aux-etats-unis-hachette-book-group-lance-une-nouvelle-marque-editoriale-la-ligne, consulté le 26/03/2025. ↩
- Laurent Obertone soutient Éric Zemmour, il a été invité d’honneur de l’université d’été du parti Reconquête. Il espère que « la France ait un Trump ou un Salvini ». ↩
- Par exemple, Shed publishing annonce qu’un lieu va être créé à Marseille « dédié à l’édition et à la diffusion des idées : une salle de lecture, un espace d’exposition, de débats, de rencontres, de projections […] avec une programmation artistique, intellectuelle et militante antiraciste, décoloniale et queerféministe ». Mais aussi la création du comité « Éditer en féministe » ou la réouverture de Violette and Co, librairie féministe à Paris. ↩
- « La censure des livres, nouveau front dans les guerres culturelles aux États-Unis », émission Le Grand Reportage, France Culture, 30/08/2024. ↩
- Voici un extrait de la présentation du colloque : « La “pensée” décoloniale, aussi nommée woke ou cancel culture, représente un défi pour le monde éducatif. […] Elle introduit dans le domaine éducatif et parfois scolaire une forme d’ordre moral incompatible avec l’esprit d’ouverture, de pluralisme et de laïcité qui en constitue l’essence. Partant de l’idée que la colonisation constitue le stade ultime de l’oppression humaine sous toutes ses formes — de l’Occident sur l’Orient, des blancs sur les “minorités visibles” de l’homme sur la femme, du productivisme capitaliste sur la Nature pure et sauvage —, elle en vient à imposer “l’oppression” comme grille exclusive d’analyse du réel. » Texte disponible sur : https://decolonialisme.fr/annonce-du-colloque-apres-la-deconstruction-reconstruire-les-sciences-et-la-culture-colloque-organise-en-sorbonne-amphi-liard-le-7-8-janvier-2022-par-le-college-de-philosophie/ consulté le 26/03/2025. ↩
- Ellen Savi, « L’antiféminisme prospère en librairie », Mediapart, 26/10/2024, disponible sur : https://www.mediapart.fr/journal/france/261024/l-antifeminisme-prospere-en-librairie, consulté le 26/03/2025. ↩
- Rémi Yang, « Némésis, le groupuscule d’extrême droite qui se dit féministe », Streetpress, 03/12/2019, disponible sur : https://www.streetpress.com/sujet/1575362795-nemesis-le-groupuscule-extreme-droite-feministe-racisme-catho-fachosphere, consulté le 26/03/2025. ↩
- Tribune, « Le féminisme est aussi une affaire d’édition », Le Club Mediapart, 05/05/2021, disponible sur : https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/050521/le-feminisme-est-aussi-une-affaire-d-edition, consulté le 26/03/2025. ↩
- « Maisons d’édition : les femmes prennent le pouvoir », Entreprendre, 06/04/2016. ↩
- « Affaire Marsan : huit autrices de Bragelonne “rappellent la société à ses obligations” », Actualitté, 28/05/2021, disponible sur : https://actualitte.com/article/100521/tribunes/affaire-marsan-huit-autrices-de-bragelonne-rappellent-la-societe-a-ses-obligations, consulté le 26/03/2025. ↩
- Tribune, « Violences sexuelles : “Ce qui se passe dans le milieu du cinéma se passe aussi ailleurs, à l’université, dans les écoles, dans l’édition” », Le Monde, 07/03/2024. ↩
Pour citer cette contribution :
- « Éditer en féministe », Clara Laspalas et Danièle Kergoat, dans Déborder Bolloré, ouvrage collectif, coédition collective, CC BY–NC–ND, 2025.
Ou alors :
- « Éditer en féministe », Clara Laspalas et Danièle Kergoat dans Déborder Bolloré, Alexandre Balcaen, Amzat Boukari-Yabara, Soazic Courbet, Thierry Discepolo, Karine Solene Espineira, Arnaud Frossard, Tristan Garcia, Bakonet Jackonet, Danièle Kergoat, LABo (Libraires Anti-Bolloré), Clara Laspalas, Jérôme LeGlatin, Le comité éditorial des éditions du bout de la ville, Les Soulèvements de la terre, Florent Massot, Jean-Yves Mollier, Pascale Obolo, Clara Pacotte, Antoine Pecqueur, Valentine Robert Gilabert, Charles Sarraut, Julie Wargon, coédition collective, CC BY–NC–ND, 2025.
Ont travaillé à la production de la publication multiformat Déborder Bolloré : Adrien, Arnaud, Alaric, Arnaud, Benny, Camille, Clara, Coralie, Éléonore, Emmanuel, Jérôme, Johan, Julie, Léna, Merlin, Nicolas, Pascale, Quentin, Rodhlann, Théo, Yann et Zoé.