Déborder Bolloré

Faire face
au libéralisme autoritaire dans le monde du livre.



Tristan Garcia et Charles Sarraute

Ce document est extrait de la publication multiformat Déborder Bolloré. Il a été généré puis rendu accessible sur deborderbollore.fr, la plateforme hébergeant toutes les ressources autour du projet, dont cette contribution. Déborder Bolloré met en avant la pensée de chercheureuses, d’imprimeureuses, d’éditeurices et de libraires qui analysent et/ou subissent les dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché. Chacun·e tente de formuler, depuis sa position respective, des réponses à cette question urgente : comment faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre ?

Des manuels bien pratiques


En juillet 2023, un message posté sur le réseau alors appelé « Twitter » mettait en garde contre un quasi-monopole de Vincent Bolloré sur le marché des manuels scolaires.

« Petit rappel : 74 % du marché des manuels scolaires sont aux mains de Bolloré. S’il formate les vieux par la télé, il entend bien s’occuper de la jeunesse aussi1. »


Largement diffusé dans les sphères militantes de gauche et d’extrême gauche, ce message de mise en garde sera vérifié par Libération. Les « 74 % » proviennent en fait d’un entretien avec Antoine Gallimard, qui s’inquiétait dans Le Monde des effets d’une fusion entre les groupes Editis et Hachette, au moment où les actifs du groupe Lagardère, et donc Hachette, étaient sur le point d’être repris par Vivendi appartenant à Vincent Bolloré. Antoine Gallimard (qui plaidait aussi, évidemment, pour ses propres intérêts) alertait :

« Dans le secteur de l’éducation, si sensible socialement et politiquement, le constat est sans appel : 84 % en parascolaire, 74 % en scolaire… Il n’y a donc pas à douter que cette fusion créerait une situation de domination jamais atteinte sur le marché français. […] La filière ne pourra conserver sa pluralité si un acteur ultra-dominant s’approprie le plus gros de sa valeur. »


Finalement, Editis sera cédé en novembre 2023 à un autre milliardaire qui mène lui aussi depuis quelques années une politique très offensive de rachat de médias, et forme en quelque sorte dans le paysage français la deuxième branche d’une tenaille idéologique avec Bolloré : Daniel Křetínský. Ce dernier pousse vers des contenus et des lignes éditoriales plutôt libérales et surtout laïques associées en France au Printemps républicain (le magazine Franc-Tireur, Marianne), tandis que Bolloré mène ouvertement une lutte culturelle conservatrice voire réactionnaire, qui embrasse des thèmes d’extrême droite ou traditionalistes chrétiens.

La gauche et l’extrême gauche se sont émues à l’idée de voir les trois quarts des manuels scolaires tomber dans l’escarcelle de Bolloré — alors que le marché, comme dans les médias, tend plutôt à se redistribuer entre ces deux pôles idéologiques.

L’émergence dans le débat public d’une « question des manuels scolaires » n’est pas nouvelle, et s’inscrit dans le contexte d’une réorganisation du monde de l’édition2. C’est donc par le thème des cessions et fusions de grands groupes d’édition, plutôt que par le problème de l’institution scolaire, de la formation des enseignants et des contenus de cours, qu’a d’abord été envisagée la menace d’une prise de contrôle du marché de l’édition scolaire.

Pour éviter le reproche de céder à une panique morale de gauche, il serait intéressant de revenir sur ce qu’est le marché de l’édition scolaire, et ce que pourrait bien venir y faire quelqu’un comme Vincent Bolloré. Il nous semble que cela permettrait de ne plus se représenter une sorte de cheval de Troie d’extrême droite introduit dans la forteresse d’un système scolaire sanctuarisé, mais plutôt de se figurer que des capitalistes engagés dans une lutte idéologique explicite, comme le sont Bolloré et Křetínský, trouvent un véritable intérêt économique à investir ce marché, en même temps qu’ils participent à et sont l’indice de la dégradation de l’Éducation nationale depuis quelques décennies.

De quoi l’offensive — et la peur d’une offensive — sur les manuels scolaires est-elle le symptôme ?

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Si les manuels scolaires redeviennent un sujet d’inquiétude, un thème du débat public et un terrain d’intervention politique possible pour la droite conservatrice, réactionnaire et l’extrême droite, c’est bien du fait de l’affaiblissement continu depuis plusieurs décennies, mais accéléré depuis quelques années, du recrutement, de la formation et de l’intégration des jeunes enseignant·es par l’Éducation nationale.

Commençons par quelques chiffres pour prendre la mesure de ce qui est qualifié par beaucoup de « crise de la vocation d’enseignant·e3 ». Au concours du Capes 2024, qui permet de recruter les futur·es professeur·es du secondaire, il n’y a eu que 287 admis pour 429 postes en physique-chimie ; 831 admis pour 1 040 postes en mathématiques ; sans parler de disciplines considérées depuis longtemps fragilisées : 75 admis pour 165 postes en allemand, 89 admis pour 122 postes en musique. Au total, 635 postes sur les 4 122 proposés au Capes n’ont pas été pourvus. Cela représente 12 % des postes proposés, donc des besoins officiels du ministère ; c’était 16 % l’année précédente4.

Et s’il y a moins de postes pourvus, c’est bien parce qu’il y a de moins en moins de candidat·es aux concours.


Depuis quelques années, le ministère multiplie les rapports pour relativiser l’ampleur de cette désaffection. Mais la communication officielle gomme ainsi une tendance de fond, à propos de laquelle les chercheureuses en histoire et science de l’éducation alertent régulièrement5.

Les différentes réformes du mode de recrutement des enseignant·es, depuis les années 1970, ont bien eu des effets sur le nombre de candidat·es. En 1977, le concours en fin de troisième année a été abandonné au profit du seul baccalauréat. Le niveau de recrutement a donc été baissé, entraînant une remontée du nombre des candidat·es. En 1985, sous Mitterrand, le DEUG a de nouveau été exigé (deux années d’études supérieures, donc) et en 1992 la licence (trois années). En 2011 la mastérisation des concours, puis la création des ESPE, instituts de formation des professions de l’enseignement, a multiplié les voies d’accès aux concours : certain·es candidat·es passent les concours avec un master 1 dans une discipline donnée, ou avec un autre master en poche ; d’autres le préparent à l’ESPE. Bien sûr, comme le met en avant le ministère pour analyser la crise actuelle, chaque changement dans le niveau de recrutement crée bien une « crise » — mais elle est en général vite résorbée et la courbe des candidatures remonte au bout de quelques années.

Or depuis près de vingt ans ce n’est plus le cas.


Pour interpréter cette baisse des candidatures aux concours d’enseignement, plusieurs hypothèses s’affrontent ou se complètent. Concernant le métier de professeur·e des écoles, certains insistent sur le caractère genré du métier : la République française a longtemps misé sur une armée de réserve féminine6, prête à s’engager dans le métier d’institutrice puis de professeure des écoles, métier à la fois valorisé symboliquement et mal traité en ce qui concerne la rémunération, le temps de travail et les conditions, clairement dévaluées par rapport au secondaire : à travail égal entre le primaire et le secondaire, il n’y a jamais eu salaire égal. On estime que « l’armée de réserve féminine de la République » n’existerait plus vraiment pour le professorat des écoles, de nombreuses femmes se détournant d’un métier déconsidéré ; il faut ajouter que l’interprétation très restrictive de la loi sur la laïcité, au moment où Jean-Michel Blanquer a été ministre de l’Éducation nationale, ainsi que la circulaire sur les signes religieux, ont détourné certaines candidates, notamment des jeunes filles musulmanes portant un voile, de ce concours et de l’enseignement au primaire.

Plus largement, les quelques études chiffrées sur la désaffection du métier d’enseignant en France7 recoupent des observations et des intuitions à peu près partagées par toutes celles et ceux qui, au primaire, dans le secondaire et dans le supérieur, réfléchissent à ce mouvement de fond, qui transforme et affaiblit considérablement le corps enseignant. D’abord la rémunération est jugée trop basse par rapport au travail demandé. Ensuite on évoque les changements dans la nature même de ce travail (notamment l’usage accru d’outils numériques, le temps consacré au logiciel ProNote, au cahier de texte numérique, la multiplication des réunions, du temps hors salle de classe consacré à la préparation des cours, à la mise en ligne de ressources). On met bien sûr en avant la difficulté accrue des conditions de travail, avec la crainte pour beaucoup d’aspirant·es au métier de la violence des élèves (notamment suite aux attaques terroristes), et l’impression que les enseignant·es ne sont pas soutenu·es par leur hiérarchie, plus largement par l’institution. Mais on se plaint aussi d’un système de mutation très rigide, jugé injuste voire punitif, qui contraint les jeunes enseignant·es à devoir partir pendant de longues années loin de leur région, de leur milieu familial, de leur conjoint·e (le rapprochement de conjoint·es n’étant jamais assuré), alors qu’on note chez beaucoup d’étudiant·es destiné·es à cette carrière un attachement accru à la solidarité familiale et à leur ville d’origine, accentué par l’appauvrissement et la crise économique.

Il est intéressant de noter que le déclin du « désir d’être enseignant·e » ne gagne rien à être interprété abstraitement en termes de « crise de la vocation8 », voire — dans des termes plus droitiers — à de la paresse ou à un refus de faire un travail exigeant, ni même — dans des termes cette fois plus volontiers gauchistes — en désertion d’une institution vouée à la reproduction sociale et à une protestation contre l’aliénation par le travail. C’est plus concret que cela. Nombre d’étudiant·es qui ne passent pas les concours décident pourtant, une fois leur Master en poche, d’être contractuel·les. Iels ne sont pas opposé·es à l’idée d’enseigner, mais inquiet·es du statut d’enseignant·e, dévalué, peu désirable, anxiogène. Le recours massif par l’Éducation nationale à des vacataires, donc à des non titulaires, explique la formation d’une nouvelle « armée de réserve ». Celle de vacataires volontaires ou involontaires, du primaire au supérieur, qui font à bien des égards tenir l’édifice branlant de l’Éducation nationale, mais dans des conditions qu’on pourrait dire « abimées », désormais soumi·es à une hiérarchie, puisqu’embauché·es et évalué·es par un chef d’établissement, ne bénéficiant pas d’un salaire pendant les vacances, n’étant pas protégé·es par le statut de fonctionnaire…

Entre 2015 et 2021, la part du personnel non titulaire de l’Éducation nationale est passée de 14,5 à 22 % du total des effectifs. Cette hausse de 68 %, qui est destinée à se poursuivre, s’explique en partie par le recrutement d’AED et d’AESH, mais aussi, comme le notent plusieurs représentant·es syndicaux·ales, par le nombre grandissant de contractuel·les qui se substituent aux remplaçant·es, elleux-mêmes pris·es sur des postes à l’année qui ne sont plus pourvus par des titulaires9. Par ce jeu de chaises musicales, de plus en plus de contractuel·les participent à l’effort de l’Éducation nationale, dans des conditions dégradées, et avec une formation lacunaire voire inexistante.


C’est ici que le contexte de diminution du nombre de titulaires, de candidats et de la réserve d’aspirant·es à l’enseignement permet de mieux comprendre l’importance stratégique de la formation des enseignant·es et, plus particulièrement, des manuels qui leur sont proposés.

Il est évident que le nombre de plus en plus réduit d’inscrit·es aux concours entraîne une baisse du niveau de ces concours et une transformation de la composition du futur corps enseignant. Les seuils d’admission aux concours de plusieurs disciplines baissent d’année en année. Quand ils demeurent à peu près stables, c’est le nombre d’admis·es qui dégringole. Le dilemme devient donc : faut-il baisser les exigences du concours, pour recruter plus, ou juste autant ? Ou bien faut-il maintenir le niveau d’exigence et constater l’écroulement du nombre d’admis·es, le vivier de candidat·es diminuant à vue d’œil ?

Il ne s’agit pas de tenir un discours réactionnaire sur une baisse de niveau des jeunes enseignant·es, mais de constater que la transformation du recrutement devrait impliquer une formation plus soutenue, avec plus de moyens et plus d’accompagnement — alors que c’est tout l’inverse. Prises à la gorge par le manque de postes pourvus et en même temps l’injonction politique à mettre un·e enseignant·e devant chaque classe (pour épargner au gouvernement une remise en cause publique, une campagne médiatique et la colère des familles), les académies sont contraintes à des recrutements de dernière minute, des campagnes de « job dating10 » pour aller chercher des vacataires, des personnes titulaires d’un Master, parfois éloignées depuis longtemps de leur discipline, mais qui accepteraient de prendre une classe.

Souvent formé·es à distance grâce à du matériel numérique, des tutoriels, des modèles de séquences de cours envoyées par mail, ces enseignant·es très précaires, dont beaucoup abandonnent vite après avoir saisi l’occasion d’une expérience professionnelle, sans réelle conscience des attendus et des contraintes du métier d’enseignant·e, n’ont parfois pas — et c’est normal — une connaissance précise du programme de leur discipline.

Le manuel vient donc souvent remplacer le programme. Il offre clé en main des séquences de cours, dans une situation d’urgence où l’on se trouve envoyé·e du jour au lendemain devant une classe, sans être bien certain·e de son propre niveau dans la discipline à enseigner, qu’on ait eu un concours de justesse — et aux exigences revues à la baisse — ou qu’on ait été recruté·e sur la foi d’un Master, sans formation particulière pour l’enseignement.


Mais plutôt que de se plaindre d’un manque de vocation, il faut bien comprendre que les difficultés de jeunes enseignant·es, titulaires, stagiaires ou vacataires, inquiet·es pour leur logement, leurs moyens de transport, fragilisé·es dans leur formation, balloté·es par le système de mutation, angoissé·es par leurs conditions de travail, la pression des parents, la violence des élèves, le manque de soutien de l’institution, accentuent une précarisation qui a même été rendue désirable pour certain·es : iels préfèrent s’imaginer enchaîner quelques « piges » dans l’enseignement plutôt que de s’y engager pour toujours.

Le métier d’enseignant·e, rendu à la fois plus ardu et plus « flexible », s’apparente donc nécessairement, pour toute une classe précaire, à une sorte de boulot d’intérim : les outils fournis pour faire le boulot ne sont pas nécessairement questionnés d’un point de vue pédagogique, ni idéologique. Pour gagner du temps, on aura recours à des vidéos, des tutoriels, de la documentation fournie par les éditeur·ices de manuels, aussi bien qu’aux manuels eux-mêmes. Le temps et le recul nécessaires à la préparation d’un cours n’étant pas forcément à disposition, on fait avec ce qu’il y a.

Et qu’est-ce qu’il y a ? Des manuels, mais aussi tout un ensemble de ressources associées, produites par des entreprises privées.

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296 millions d’euros et 10,6 % de l’ensemble du marché de l’édition. Voilà ce que représentait le secteur du livre scolaire en 2023. Ces chiffres ont été dévoilés au moment du « choc des savoirs » promis par le Premier ministre de l’époque et ancien ministre de l’Éducation nationale, Gabriel Attal, qui prévoyait une grande réforme des manuels, lesquels seraient désormais « labellisés » par l’État. (Cette réforme semble à ce jour en suspens.)

Depuis le XIXe siècle l’État français se pose la question du contrôle du contenu des manuels scolaires. Bien vite, la République a admis son incapacité à avoir la main sur tous les livres fournis aux enfants et aux adolescent·es dans tous les territoires, et a donc délégué la fabrication et la distribution des manuels aux éditeur·ices privé·es, ouvrant ainsi un marché économique lucratif, disputé depuis près d’un siècle et demi11.

Au fond, on pourrait dire que l’État français se réserve les programmes scolaires, qui sont comme le potentiel des contenus d’éducation, et qu’il charge des entreprises privées de l’actualisation de ce potentiel, sous la forme de livres mettant en scène chacun à leur façon un parcours dans les programmes nationaux. Ces livres, rédigés depuis longtemps par des enseignant·es, avec l’appui d’universitaires, d’inspecteur·ices d’académie, mais pilotés par diverses maisons d’édition, qui ont chacune leur politique, leur esthétique, leur façon de mettre en scène les savoirs, représentent donc un enjeu économique dont l’importance n’a d’égal que le flou qui entoure son fonctionnement12.

En France, la charge des écoles maternelles et primaires (dont l’acquisition et la maintenance des équipements) repose sur les communes, celle des collèges sur les départements, et celle des lycées sur les régions. Chaque collectivité locale a sa façon de financer l’achat de manuels scolaires. De plus en plus de régions (Occitanie, Centre-Val de Loire, PACA, Île-de-France, Pays de la Loire, Auvergne-Rhône-Alpes, Bourgogne-Franche-Comté, Grand-Est, Réunion, Bretagne, Nouvelle-Aquitaine, Martinique) font le choix de la gratuité totale ou partielle des manuels scolaires pour les familles. Parfois, elles versent une subvention aux établissements, mais de plus en plus souvent elles fournissent aux lycéens du matériel pédagogique numérique, qui inclut les manuels. Quoiqu’elles n’aient pas l’obligation formelle d’actualiser l’ensemble des manuels en circulation après chaque réforme du programme, il existe une forte pression13 au rachat régulier de nouveaux ouvrages, plus en adéquation avec les programmes. La durée de vie moyenne d’un manuel est de cinq ans.

On comprend donc que les maisons d’édition aient un intérêt économique aux réformes du programme de l’Éducation nationale. Le Syndicat national de l’édition notait qu’après une année 2023 sans réforme, les éditeur·ices scolaires se préparaient à « faire face aux défis et perspectives des prochaines années14 », impliquées par l’annonce du « choc des savoirs », et la refonte probable des manuels de mathématiques et de français au primaire, et de nombreuses disciplines dans le secondaire.


Ajoutons que le segment de marché consacré aux ouvrages de préparation aux concours de la fonction publique n’est pas négligeable. Après une baisse en 2023, les manuels de préparation au concours de recrutement de professeur·es des écoles, mais aussi aux métiers de la police et de la gendarmerie, « offrent de bonnes perspectives de croissance de ce marché en 202415 ». Il existe là un public captif, puisqu’il est nécessaire de posséder certains ouvrages pour bien préparer ces concours.

Dernière précision : il ne faut plus entendre depuis longtemps par « édition scolaire » un marché limité aux seuls livres imprimés. Depuis des années, les manuels s’accompagnent de contenus en ligne, de tutoriels, d’animations pour les enfants et les adolescent·es, de propositions de séquences de cours filmées et de divers contenus numériques, particulièrement utiles pour des enseignant·es débordés, en difficulté dans la préparation de leurs cours.

« D’ici cinq à dix ans », annonce Raphaël Taieb, PDG et cofondateur de lelivrescolaire.fr, « on sera sur un marché du manuel scolaire numérisé à 70 % et le modèle économique va évoluer vers de l’abonnement, comme Netflix ou Spotify. Ce qui va impliquer une vraie révolution culturelle pour les acteurs historiques habitués à vendre de gros volumes de livres papier à plus de vingt euros l’unité, contre cinq à dix euros l’abonnement en moyenne. Cette nouvelle donne va lisser la courbe de revenus des éditeurs scolaires avec moins de pics lors des années de réforme et moins de creux, hors réforme16. »

Il faut donc à tout prix réinscrire les interventions d’investisseur·euses tel·les que Bolloré dans le contexte de ce marché à la fois juteux et changeant. Le livre scolaire représente 12 % du chiffre d’affaires global du secteur de l’édition, juste derrière les secteurs « Jeunesse » et « Loisirs, vie pratique, tourisme et régionalisme ». Actuellement, six groupes éditoriaux se partagent l’essentiel du marché : Bordas et Nathan, qui appartiennent à Editis (que voulait conserver Bolloré, mais qui échoit désormais à Křetínský), Hachette et Hatier (du groupe Lagardère, racheté par Bolloré), Magnard (du groupe Albin Michel) et Belin. Par l’intermédiaire d’Hachette International, Bolloré contrôle en outre 85 % du marché de l’édition scolaire en Afrique subsaharienne francophone, où son groupe reste très implanté.

Ce marché historique, en voie de transformation avec le numérique, est très attractif ; on comprend que le groupe de Bolloré s’y soit intéressé, celui de Křetínský aussi. Il ne s’agit pas seulement d’une stratégie politique pour agir sur notre culture commune, mais bien d’intérêts économiques convergeant avec ces intérêts idéologiques, dans le cadre d’une institution d’État de plus en plus fragile. Qui sait si, à l’avenir, les décideur·euses politiques, dans les départements ou les régions, ne pourraient pas négocier des contrats préférentiels avec un·e seul·e éditeur·ice, pour un seul et même manuel ? En échange de la gratuité, qui est mise en scène par les départements et les régions comme le résultat d’une action politique forte et concrète, le rapprochement avec tel ou tel groupe éditorial pourrait aussi marquer l’engagement idéologique, la couleur politique du département ou de la région, qui chercherait à promouvoir pour « ses enfants » un certain type d’enseignement.

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Mais à quoi s’attendre alors, au juste ?

Livrons-nous à un petit exercice de spéculation. Imaginons qu’au-delà des contradictions qui les traversent, les camps conservateurs, réactionnaires et d’extrême droite s’accordent pour réinvestir le champ qu’ils ont longtemps estimé perdu pour leur cause, celui de la formation des enseignant·es, de la pédagogie et — par voie de conséquence — des manuels en France. Pour l’heure, un tel bloc idéologique se constitue surtout en négatif, en formant une alliance contre le vocable qu’ils ont imposé dans le débat public : le « wokisme », qui couvre un vaste spectre, des études de genre aux études postcoloniales et décoloniales, du féminisme à la pensée critique, de la déconstruction philosophique aux épistémologies situées, voire du marxisme à des pensées libérales de l’extension des droits des individus. Derrière l’apparence d’un bloc d’opposition, une nébuleuse idéologique oppose son attachement à des « contre-récits », qui pourraient donc venir s’insinuer jusque dans les manuels de toutes les disciplines enseignées à l’école, au collège et au lycée.

Imaginons.


Dans un premier temps, on pourrait aisément se représenter un phénomène de purge, une sorte de « cancel contre-cancel » paradoxale, visant à expurger des manuels scolaires tout ce qui s’apparenterait pour ce bloc à des thèses intolérantes et délirantes de la gauche et de l’extrême gauche culturelle, qui auraient bénéficié d’une longue hégémonie dans le champ culturel et universitaire17. Appuyé·es par des éditeur·ices en accord avec les principes de leurs nouveaux propriétaires ou actionnaires, dont Vincent Bolloré, des auteur·ices de nouveaux manuels pourraient lancer une chasse à des contenus idéologiques trop marqués : le wokisme défendant la « théorie du genre » dans les sciences de la vie ; le marxisme remettant en cause les fondements de l’économie de marché en sciences économiques et sociales ; mais aussi la « déconstruction des savoirs » en général, qui aurait trop insisté sur un décentrement de la seule littérature française en lettres, sans parler de l’enseignement des crimes et des génocides de l’impérialisme européen, des différentes vagues de colonisation, la repentance exagérée de l’Occident à l’égard de la mise en œuvre de l’esclavage transatlantique…

Cela serait mis en scène comme une forme de rééquilibrage, après que la balance a trop penché à gauche, avec une sorte de sourire en coin : vous avez eu votre moment, maintenant c’est à nous…

Au nom d’une prétendue science « neutre », qui ne devrait pas prendre parti, ou au contraire d’une conception ultra-militante d’un Occident, d’une nation française ou d’une chrétienté qui n’auraient pas à rougir de leur passé, il s’agirait de défendre et d’illustrer le récit de leur glorieux passé plutôt que de le déconstruire. Ce serait là une première phase de censure contre des pensées qui auraient elles-mêmes censuré « d’autres conceptions possibles ». Elle consisterait en un nettoyage de contenus et de formes de pensées critiques, considérées comme héritées de la postmodernité et devenues beaucoup trop dominantes dans l’enseignement.

Remarquons que ce travail de sape hypothétique devrait se faire au nom d’une exigence contradictoire, qui révélerait déjà une tension entre celles et ceux désireux·ses de justifier ce nettoyage par l’idéal d’une conception des savoirs sanctuarisés, neutres, sans prise de parti (des esprits plus libéraux, des zététicien·nes, mais aussi des conservateur·ices attaché·es à une certaine idée de la lucidité scientifique, dégagée des opinions des un·es et des autres), et celles et ceux qui le légitimeraient au nom de la défense de « nous » français·es, occidentaux·ales, chrétien·nes, en assumant cette offensive et leur prise de parti.

L’opération se présenterait certainement comme une sorte de restauration, dans les deux cas, d’un « bon sens » perdu par la gauche culturelle. On déciderait de refonder en nature la binarité des sexes, et puis peut-être plus tard celle des genres en biologie, contre une supposée propagande wokiste et idéologie trans (là encore, certain·es le feraient au nom d’un principe de prudence ou de tradition — « le plus raisonnable est encore de distinguer les hommes et les femmes » —, tandis que d’autres le défendraient au nom d’une vérité de nature, ou de la volonté divine) ; on en reviendrait aux principes « évidents » d’une économie de marché ne questionnant pas ses présupposés, tels que la recherche de la croissance ou la concurrence ; on interdirait l’usage de toute forme d’écriture inclusive, voire de réflexion critique sur le genre dans la langue, en renvoyant à un enseignement simple de la tradition validée par l’Académie depuis des siècles, etc.


Ce « rééquilibrage » ne durerait probablement qu’un temps.

À mesure que chacun·e, conservateur·ice, réactionnaire ou esprit d’extrême droite, pousserait dans son sens, grâce à l’appui de maisons d’édition acquises à sa cause, on verrait émerger la revendication plus affirmée de pouvoir écrire, publier et diffuser à l’usage de « nos enfants » des manuels dont on n’aurait pas seulement retranché du contenu idéologique excessif et dangereux, mais dont on proposerait de réécrire positivement les contenus.

Quatre axes de réécriture des manuels scolaires pourraient se dégager, si on veut bien spéculer sur une telle entreprise d’intervention idéologique, appuyée par une fortune comme celle de Bolloré :

– Le premier axe de réécriture serait certainement la revendication fière, assumée, de récits opposés à l’activité déconstructrice et critique. Aussi bien Éric Zemmour que de nombreux éditorialistes conservateur·ices et réactionnaires ont désormais adopté l’expression de « récit national18 », en louant l’historiographie française du XIXe siècle, de Banville aussi bien que de Renan, qui aurait été attachée à la construction et à l’écriture d’un imaginaire de la nation. Ce récit censé présenter aux enfants une continuité entre des populations, des territoires, des régimes pourtant très hétérogènes, forgerait ainsi l’identité française, l’accompagnerait du tableau de ses grandes réalisations, assumerait ses crimes sans s’en excuser comme le prix à payer pour sa grandeur, etc. L’expression de « roman national », popularisée par Pierre Nora19, est désormais utilisée pour contrer une historiographie qui, de l’École des Annales à la micro-histoire, aurait abandonné la personnalisation de l’histoire, les « grands hommes », au profit des effets de structure et de la longue durée. Mais elle est aussi mobilisée contre toute forme de critique historique un peu trop scrupuleuse, au nom de la simplification nécessaire d’un grand récit qu’il faudrait livrer à l’esprit des enfants de la nation, pour leur apprendre leur identité et forcer le respect à l’égard de celle-ci. Opposée aux chicaneries de l’historiographie, cette conception prospère sur le terreau d’un fort ressentiment à l’égard de savoirs critiques, qui auraient participé à la décomposition de l’esprit national en n’apprenant pas aux enfants une culture commune leur permettant de faire corps.

On peut facilement se représenter l’effet d’un tel recours au « grand récit » national dans des manuels. En histoire mais aussi en littérature, il acterait le choix de tourner le dos à la recherche contemporaine et à toute relecture critique du canon, pour en revenir aux « grands textes » comme au temps du Lagarde et Michard20 : le théâtre de Molière, Racine et Corneille, le roman psychologique et naturaliste du XIXe siècle.

Une telle restauration irait sans doute de pair avec la canonisation de certain·es auteur·ices contemporain·es — on imagine aisément que Michel Houellebecq y serait présenté comme le grand auteur français de la fin du XXe et du début du XXIe siècle.

– Deuxième axe de réécriture : la promotion acharnée de la hiérarchisation contre le relativisme, de la verticalisation contre l’horizontalisation des savoirs. On peut imaginer, en sciences humaines, le glissement qu’opérerait un recours systématique aux notions de « majeur » et de « mineur », pour qualifier des arts, mais aussi des pratiques, voire des cultures. Il y a le haut et le bas, le savant et le populaire, le grand et le petit…

– Troisième axe : une certaine prétention à la rationalisation. Comme nous l’avons déjà dit, la mise en scène d’un retour à la raison contre des excès gauchistes pourrait prendre l’apparence de la défense d’une science neutre, opposée au « standpoint » féministe par exemple, et aux savoirs situés ; mais il pourrait aussi se draper dans un recours à l’efficacité, à un certain « bon sens » ou « sens des réalités » pour préparer les élèves au marché du travail, dans les sciences économiques, plutôt que d’encourager la critique et l’imagination d’autres formes d’organisations sociales, tenues pour hautement irréalistes. Au nom d’un « sens commun », contre à la fois l’influence jugée néfaste de la critique, de la contre-culture et de pensées de l’émancipation, on proposerait d’enseigner avant tout aux enfants des contenus simples et raisonnables, leur permettant de mieux s’insérer plus tard dans un monde concurrentiel21.

– Il y a un quatrième et dernier axe à envisager, si l’on se rappelle qu’avec Vincent Bolloré on a affaire à un propagandiste d’une forme de catholicisme traditionaliste, qui considère la foi comme un guide nécessaire dans la vie. Ce pourrait être l’introduction ou la réintroduction d’idées proprement religieuses dans des manuels d’histoire aussi bien que de sciences : on pense à l’« hypothèse créationniste » opposée au cadre de pensée évolutionniste et darwinien, qui pourrait n’être plus présenté que comme « une autre hypothèse ». L’insistance de certains médias dont Bolloré est le propriétaire sur le discours parascientifique de « chercheur·euses » exposant leurs « découvertes » sur la possibilité d’une vie après la mort22, discutant doctement de preuves de l’existence de Dieu par la cosmologie et la physique quantique23, pourrait nous incliner à penser qu’ultimement, à l’horizon d’une éventuelle réécriture de manuels scolaires, le camp idéologique soutenu par quelqu’un comme Vincent Bolloré pourrait bien vouloir porter le combat jusque dans les sciences de la vie, la physique et la philosophie, pour y défendre une sorte de « fidéisme » : les vérités morales, sociales aussi bien que naturelles, ne pourraient en définitive être fondées sur rien d’autre que la foi en la Révélation.


Il va de soi qu’une poussée extrême en ce sens, jusque dans les manuels à destination des enfants ou des adolescent·es, produirait une réaction au sein d’un camp très hétéroclite, uni seulement contre le spectre du wokisme ; aussi faut-il bien se faire une image du système de poids et de contre-poids idéologiques à l’œuvre dans le champ — plutôt que le camp — qui pourrait penser dans un premier temps profiter comme d’une aubaine de l’influence d’un oligarque tel que Bolloré pour reprendre pied dans le domaine de l’enseignement.


Arrêtons là notre exercice de spéculation. D’un simple exercice d’imagination, appuyé par l’état actuel d’une Éducation nationale très affaiblie et les intérêts économiques d’un grand patron aux opinions politiques affichées et au projet idéologique clair, qui fédère derrière lui conservateur·ices, réactionnaires et extrême droite en guerre contre ce qu’iels appellent le « wokisme », on peut tirer la quasi-certitude qu’il n’y aura pas en France de grand basculement soudain et que, même si Vincent Bolloré ou un·e autre oligarque, porté·e par la conjonction entre ses intérêts économiques et un projet idéologique, s’emparait de la grande majorité des maisons d’édition scolaire en France, nous ne nous retrouverions pas du jour au lendemain avec des manuels fascistes destinés à rééduquer les enfants ; c’est, croyons-nous, plus insidieux que cela.


Sans doute faut-il donc sortir d’une indignation éruptive, mais éphémère sur les réseaux sociaux et dans les médias, à l’occasion de la révélation de chiffres incertains sur une possible prise de contrôle de l’édition scolaire par Bolloré.

Ce n’est pas sur ce terrain, celui des éditorialistes, que sera gagné ce combat. Le spectre du grand méchant « Bolloré » n’est, en ce qui concerne la question des manuels scolaires, que le symptôme d’une Éducation nationale affaiblie par la crise des recrutements, le manque de moyens, la dévalorisation du métier, la précarisation, le recours systématique à des contractuel·les, qui est en train d’accomplir la transformation, selon les vœux d’Emmanuel Macron, de l’enseignement comme « métier » à l’enseignement comme « mission24 ». Une mission, certes, mais d’intérim : une pige.

À mesure de cet affaiblissement, la droitisation certaine du corps enseignant forme un terreau fertile où le désir des conservateur·ices, des réactionnaires et des stratèges d’extrême droite de se réimplanter, par une guerre culturelle, dans le champ longtemps tenu pour perdu de la culture, de l’art, et surtout de l’enseignement prend tout son sens.

Rappelons à ce sujet qu’aux élections législatives de 2024, plus de 20 % des enseignant·es auraient voté pour le Rassemblement national, alors qu’en 2012 le Front national n’obtenait guère que 3 % de leurs suffrages25. C’est sur fond de cette sensibilité de plus en plus grande d’un corps enseignant transformé, hétéroclite, en partie titulaire et vieillissant, en partie jeune et précarisé, qu’il faut comprendre la véritable menace d’une intervention droitière et extrême-droitière dans les contenus d’enseignement.

Pour l’heure, la résistance des chercheurs et chercheuses, des formateurs et formatrices, des syndicalistes dans le domaine de l’éducation et dans la plupart des disciplines du savoir, pourrait être suffisante pour empêcher une réécriture pure et simple de l’histoire dans nos manuels scolaires.

Au fond, il suffit de se demander quelles thèses contemporaines à peu près sérieuses, validées par la communauté scientifique, pourraient asseoir la légitimité de la restauration de récits nationaux prétendument fondés, d’une re-hiérarchisation forcenée des savoirs, des pratiques, des cultures, d’un recours à un simple « bon sens » légitimant en vrac la binarité de genre, l’évidence naturelle du marché concurrentiel, voire d’hypothèses créationnistes et de formes ultra-autoritaires de fidéisme…

Pour l’heure, une hypothétique restauration s’accompagnerait surtout d’un retour en arrière vers des autorités passées, à défaut de pouvoir se fonder dans les savoirs actuels, et puis, elle aurait beaucoup de mal à s’accorder sur des contenus défendables jusqu’au bout, présentables à des enfants et des adolescent·es dans un cadre scolaire ; il existe suffisamment de ressources intellectuelles, savantes et vulgarisées, pour s’y opposer.

Mais la recherche et le monde intellectuel sont eux aussi fragiles. Et si le travail de sape actuel venait, sur une ou deux générations, à épuiser jusqu’à un point de rupture les pensées critiques, les pensées d’émancipation, les sciences humaines et sociales, les épistémologies actuelles, le garde-fou ne tiendrait plus.

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Alors, que faire ?

Pour dépasser une indignation médiatique, qui accorde sans doute trop à la puissance de Bolloré et personnalise les intérêts et les idées qu’il représente, il est important de comprendre les positions en jeu et comment on en est arrivé là. S’il est possible aujourd’hui d’envisager un coup économique ou idéologique de sa part, c’est du fait de trente à quarante ans de destructuration profonde de l’Éducation nationale. Réagir en légiférant contre toute situation monopolistique dans l’édition, en particulier l’édition scolaire, ne changerait rien à l’affaire, et donnerait plutôt des armes au camp agresseur, désormais en droit de se désigner comme agressé, empêché, censuré — les fidèles de Vincent Bolloré sont des habitué·es de cette stratégie, comme on l’a vu avec le non-renouvellement de la fréquence de sa chaîne C8 par l’Arcom. Cela ne ferait peut-être qu’accroître sa force idéologique, à terme, sans beaucoup retenir sa force économique, qui aura bien d’autres débouchés.


Nous pensons qu’il nous faut d’abord réapprendre à connaître et comprendre un tel adversaire. Il nous semble important de mesurer son caractère idéologiquement composite, afin de jouer sur ses contradictions. En réalité, nous ne sommes pas du tout face à un camp homogène et cohérent. L’effet de masse et de bloc ne nous apparaît que tant que différents camps s’accordent contre ce à quoi nous nous identifions. Mais dès qu’ils doivent abattre leurs cartes, proposer leur propre récit idéologique — par exemple proposer d’autres contenus d’éducation —, des tensions intenables ressurgissent entre des esprits très attachés à la laïcité et des propagandistes catholiques, traditionalistes ou intégristes, mais aussi entre des conservateur·ices, attaché·es aux traditions, à ce qui leur semble la mesure du bon sens, et des réactionnaires exalté·es, voire des accélérationnistes, des turbo-fascistes, désireux·euses de renverser la table. Leurs conflits internes rendraient difficile l’élaboration d’un programme commun, plus encore celle de manuels scolaires sur lesquels iels s’entendraient.

Si, dans notre hypothèse spéculative, Bolloré s’emparait des manuels scolaires français, celles et ceux qui poussent pour l’instant derrière lui, avec lui et autour de lui, se déchireraient assurément quant à la réécriture de l’histoire, des sciences, de la littérature ou de l’économie…


Mais il ne s’agit pas simplement d’attendre et de laisser agir des contradictions qui s’accentueraient avec le pouvoir pris par un tel assemblage idéologique ; il faut pouvoir, dès maintenant, aller pointer les inconsistances de ce qui nous semble un peu trop un camp ennemi cohérent et uni.

Surtout, il nous semble indispensable de nous réapproprier l’Éducation nationale. Et par « nous », nous entendons ici, le plus largement possible, tous ceux et toutes celles qui tiennent à l’émancipation individuelle et collective plutôt qu’à l’autorité, l’ordre, de « justes inégalités » et leurs maintiens. Or cette réappropriation suppose de ne pas abandonner l’institution au nom d’une opposition de principe à l’école, machine disciplinaire à reproduire les inégalités. On peut, comme dans des traditions anarchistes ou autonomes, mener à bien la critique radicale de l’institution scolaire et pour autant ne pas la déserter, ce qui revient à la laisser à ceux et celles qui l’utiliseront pour la renforcer et détruire toute possibilité de s’y opposer ou de développer des formes d’éducation alternative.

Le cas des manuels est de ce point de vue emblématique. Comme nous l’ont appris diverses formes de critiques de l’idéologie, un manuel représente une des formes privilégiées de l’autorité institutionnelle sur les savoirs, du canon, des normes de la langue, de l’histoire officielle, etc. En ce sens, il est un objet légitime d’attaques par celles et ceux qui souhaitent l’émancipation. Cependant, s’il n’est pas seulement critiqué mais abandonné, tout à fait désinvesti au profit de formes alternatives, à l’écart des institutions éditoriales et éducatives, alors il sera effectivement laissé à l’adversaire, dont il deviendra une arme redoutable.

Nous ne le souhaitons pas.


Il nous semble donc qu’il faut, devant la perspective de la pénétration d’idéologies et d’imaginaires conservateurs, réactionnaires et d’extrême droite dans les institutions éditoriales et éducatives, dans les contenus mêmes d’enseignement, agir doublement. Il faut mener une critique interne et externe, sans nous laisser prendre par notre propre contradiction entre refus et défense de l’institution scolaire. Il faut que toute idéalisation de l’institution scolaire et de ses manuels comme un sanctuaire de l’esprit critique et de l’émancipation se trouve contrebalancée par une critique et des pratiques alternatives, par la possibilité d’autres formes d’éducation ; mais il faut aussi, pour ne pas abandonner les classes populaires, et tous ceux et toutes celles pour qui l’Éducation nationale est un des rares moyens de s’émanciper — y compris de l’Éducation nationale elle-même, de ses normes et de ses contraintes —, rester dans l’institution, y garder pied.

Très concrètement, cela signifie que face à la tentation grandissante d’une désertion pure et simple par des étudiant·es, des militant·es, des personnes attachées à l’émancipation, il faut réaffirmer combien nous avons besoin d’enseignant·es, de formateur·ices, de chercheur·euses, de personnes écrivant des manuels de lecture, de sciences, d’histoire, d’économie, du primaire au supérieur. Et cela n’empêche absolument pas d’en conduire aussi la critique radicale.

Pour que les manuels scolaires — qui sont l’une des forges essentielles des normes, des canons, des formes dominantes — ne soient pas livrés à l’ennemi, il faut simultanément, et de façon coordonnée, les défendre et les attaquer, les faire et les défaire.

Tout, en fait, est bon à prendre pour résister à une décomposition de l’Éducation nationale. Car cette décomposition ne signifiera certainement pas qu’on s’en émancipera d’autant mieux mais qu’on deviendra prisonnier·es d’une institution malade. Le problème n’est pas tant que son autorité sera affaiblie — ce dont il faudrait se réjouir ! — mais qu’elle sera à la fois de plus en plus faible et de plus en plus autoritaire.


Pas question d’idéaliser les manuels. Il existe mille manières d’apprendre pour se libérer, évidemment. Il ne faudrait pas rester piégé·es dans la forme livresque du manuel, par exemple, mais prendre en compte tous les autres formats de la formation, défendre les expérimentations à part de l’institution, qui permettent aussi aux enseignants de se former, aux élèves de s’éduquer, des expériences collectives aussi bien que des vidéos YouTube, des chaînes Twitch autant que des lycées autogérés, des podcasts, des séminaires, des associations et des communautés… Mais il faut aussi tenir aux manuels scolaires, les pratiquer et les écrire, ne pas les livrer pieds et poings liés à l’hypothèse d’une restructuration éditoriale défavorable, agressive.

Ne surestimons pas le danger d’une main basse sur les manuels scolaires ; mais ne sous-estimons pas ce que ça nous dit de l’état de l’école. La percée conservatrice, réactionnaire, d’extrême droite dont Bolloré est l’un des emblèmes, pourrait être l’occasion pour nous de sortir d’une sorte de sommeil dans le camp de l’émancipation sur la question de l’éducation des enfants (comment et pourquoi en avoir ; comment et pourquoi les élever) ; ce devrait être l’occasion pour toutes et tous de prendre la mesure de ce qui a été abimé et affaibli dans l’Éducation nationale, dont l’hypothétique menace de l’intervention d’un oligarque d’extrême droite n’est jamais qu’un symptôme parmi d’autres. Ce serait le moment de nous refabriquer de véritables manuels pratiques de pédagogie ; car, face à l’ombre portée d’un Vincent Bolloré jusque dans la formation et l’enseignement, il importe moins de défendre notre éducation telle qu’elle est que telle qu’elle pourrait être.


  1. https://x.com/Milady\_\_Oscar/status/1679034307883462657, consulté le 19/03/2025 
  2. Et d’une réelle implication de proches de Vincent Bolloré dans la politique éditoriale de certaines maisons, dont le meilleur exemple récent est Fayard. Après avoir sorti l’autobiographie de Jordan Bardella, cet éditeur s’apprête à publier, en mai 2025, un ouvrage d’Alain de Benoist, penseur historique de la « Nouvelle droite », qui sera préfacé par Michel Onfray. 
  3. Sandrine Garcia, Enseignant, de la vocation au désenchantement, Paris, La Dispute, 2023. 
  4. Ces chiffres du Ministère sont disponibles sur : https://cyclades.fr/ 
  5. Entre 2004 et 2016, le nombre de candidat·es aux concours d’enseignement, à la fois pour les professeur·es des écoles et les enseignant·es du secondaire, a été divisé par deux : il est passé de 61 000 à 29 000 alors que le nombre de postes proposés aux concours est resté globalement le même. C’est ce qu’expliquent Frédéric Charles, Serge Katz, Marlène Cocouault, Florence Legendre, Angélica Rigaudière et Pierre-Yves Connan : « La perte d’attractivité du professorat des écoles en France au début du XXIe siècle », dans Géraldine Farges et Loïc Szerdahelyi (dir.), En quête d’enseignants. Regards croisés sur l’attractivité d’un métier, Rennes, PUR, 2024. 
  6. L’expression est de Géraldine Farges, ibid
  7. L’enquête de l’Ipsos « Facteurs d’attractivité et de rejet du métier d’enseignant chez les étudiants », est disponible sur : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2023-10/20230201-enquete-Ipsos-2022-devenir-enseignant-recrutement-formation-initiale-enseignants.pdf, consulté le 19/03/2025 
  8. Sandrine Garcia, Enseignant, de la vocation au désenchantement, op. cit
  9. Erwin Canard, « Dépêche nº 661-708 », AEF-Info, nº 5, 11/2021, L’auteur reprend l’analyse de Sophie Vénétitay, du SNES. 
  10. « Rejoignez les femmes et les hommes de l’Éducation nationale qui changent la vie pour toute la vie ! Organisation des journées du recrutement du 13 au 16 et du 21 au 24 mai », sur le site de l’académie de Versailles. Voir aussi Marlène Thomas Decreusefond, « Au job dating de l’académie de Versailles : “Je pensais qu’il fallait des diplômes pour être prof” », Libération, 30/05/2022. 
  11. Alain Choppin, « Le manuel scolaire, une fausse évidence historique », Revue d’histoire de l’éducation, nº 17, 2008, p. 7-56. 
  12. Voir le rapport très intéressant du sénateur Michel Leroy, « Les manuels scolaires : situation et perspectives », 2012, disponible sur : https://www.education.gouv.fr/les-manuels-scolaires-situation-et-perspectives-6017, consulté le 19/03/2025. 
  13. Sur le lobbying effectif et/ou potentiel, rappelons que Bolloré via Vivendi est propriétaire du groupe de communication Havas, dont de nombreux salariés font l’aller retour dans les cabinets ministériels. De même au sein de l’agence Plead (groupe Havas), le même conseiller veille aux intérêts et à la réputation de Cyril Hanouna et Hachette Livre. 
  14. Les chiffres du Syndicat national de l’édition sont disponibles sur : https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/72236-synthese-des-chiffres-de-l-edition-2023-2024.pdf, consulté le 19/03/2025. 
  15. Ibid
  16. Nicolas Richaud, « Édition : le manuel scolaire, un marché au début de sa numérisation », Les Échos, 21/08/2022, disponible sur https://www.lesechos.fr/tech-medias/medias/edition-le-manuel-scolaire-un-marche-au-debut-de-sa-numerisation-1782928, consulté le 19/03/2025. 
  17. C’est la position défendue, par exemple, par Eugénie Bastié dans La Guerre des idées. Enquête au cœur de l’intelligentsia française, Paris, Robert Laffont, 2021. 
  18. Plusieurs historiens ont dénoncé cet usage dans le « tract » collectif Zemmour contre l’histoire, Paris, Gallimard, 2022. 
  19. Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1984–1992. 
  20. Sur les constructions idéologiques du manuel Lagarde et Michard, voir par exemple l’article de Jean-François Halté et André Petitjean, « Pour une théorie de l’idéologie d’un manuel scolaire. Le Lagarde et Michard : le cas Diderot », Pratiques : linguistique, littérature, didactique, nº 1–2, 1974, p. 43–64. 
  21. On peut y voir une expression du « réalisme capitaliste », défini et critiqué par Mark Fisher, Le réalisme capitaliste. N’y a-t-il pas d’alternative ?, Montreuil, Entremonde, 2018. 
  22. « “Au-delà des frontières de la vie et de la mort” : des scientifiques découvrent un « troisième état de l’existence » », CNews, 18/09/2024, disponible sur : https://www.cnews.fr/science/2024-09-18/au-dela-des-frontieres-de-la-vie-et-de-la-mort-des-scientifiques-decouvrent-un, consulté le 19/03/2025. 
  23. À noter que l’un des auteurs du livre Dieu, la science, les preuves. L’aube d’une révolution, Paris, Guy Trédaniel Éditeur, 2021, n’est autre que Michel-Yves Bolloré, « ingénieur, entrepreneur et auteur indépendant » d’après son site personnel, et frère de Vincent Bolloré. 
  24. Emmanuel Macron, « Discours d’ouverture de la réunion des recteurs d’académie », 25/08/2022 : « Le métier de professeur n’attise plus le rêve et que les vocations se tarissent et que c’est la cause profonde de la situation que nous connaissons dans cette rentrée comme dans les précédentes, mais qui doit aussi conduire collectivement à sortir des débats datés. Il y a des gens qui sont de formidables enseignants et qui sont contractuels, et c’est parfois très intelligent de prendre des contractuels pour faire certaines missions. Ce n’est pas non plus un tabou et c’est vrai pour l’Éducation nationale comme pour toutes les tâches, y compris les plus régaliennes qui soit. » 
  25. Voir Philippe Watrelot, « Vote RN : la fin de la forteresse enseignante », Alternatives Économiques, 29/10/2024, disponible sur : https://www.alternatives-economiques.fr/philippe-watrelot/vote-rn-fin-de-forteresse-enseignante/00112741, consulté le 19/03/2025. 

Pour citer cette contribution :

Ou alors :

Ont travaillé à la production de la publication multiformat Déborder Bolloré : Adrien, Arnaud, Alaric, Arnaud, Benny, Camille, Clara, Coralie, Éléonore, Emmanuel, Jérôme, Johan, Julie, Léna, Merlin, Nicolas, Pascale, Quentin, Rodhlann, Théo, Yann et Zoé.