Florent Massot
Ce document est extrait de la publication multiformat Déborder Bolloré. Il a été généré puis rendu accessible sur deborderbollore.fr, la plateforme hébergeant toutes les ressources autour du projet, dont cette contribution. Déborder Bolloré met en avant la pensée de chercheureuses, d’imprimeureuses, d’éditeurices et de libraires qui analysent et/ou subissent les dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché. Chacun·e tente de formuler, depuis sa position respective, des réponses à cette question urgente : comment faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre ?
Bolloré, Arnault, Křetínský : comment le capitalisme flingue l’édition1
Alors que la foire internationale du livre de Francfort en Allemagne ouvre ses portes chaque année en octobre avec ses 7 000 marques exposantes et éditeurices du monde entier, je m’interroge sur la situation de l’édition mondiale et la concentration des marques entre les mains d’un petit nombre de structures gigantesques et internationales. Cette foire, remise au goût du jour à la sortie de la Seconde Guerre mondiale pour que les peuples fraternisent et pour renouer avec la paix, a-t-elle encore un sens pour l’édition indépendante et ne tend-elle pas vers un manque de pluralisme ? L’absence de l’auteur de Gomorra2, Roberto Saviano, de la délégation officielle italienne, pays « invité d’honneur » de la foire cette année, illustre bien cette dérive.
Ce grand rendez-vous annuel, où je me suis rendu pour la première fois il y a quarante ans, est un peu le pouls de l’édition mondiale. Une fois par an, les éditeurices du monde entier y échangent leurs idées, relaient des nouveaux courants de pensée, et cèdent les droits des livres de leur catalogue à des éditeurices étranger·es — même si ces transactions sont désormais majoritairement conclues à l’avance, tuant dans l’œuf toute réelle possibilité de découverte et d’enchères à proprement parler. Il m’est arrivé de céder en moins de 24 heures des droits de traduction en plus de trente langues de certains de nos titres. Mais j’ai pu observer au fil des décennies que l’édition est de plus en plus « sans éditeurs », pour paraphraser André Schiffrin et son livre prophétique L’édition sans éditeurs3. Les légendaires éditeurs — comme Jean-Claude Fasquelle chez Grasset et Claude Durand chez Fayard, pour qui il était impensable de manquer le rendez-vous de Francfort — ont disparu.
La foire est devenue celle des agent·es, et l’espace de l’édition française s’est réduit comme une peau de chagrin, des centaines de marques qui avaient leur propre stand se retrouvant sur un même stand, celui du groupe qui les a rachetées. Mais Schiffrin qui parlait de la situation américaine n’imaginait pas que cela toucherait aussi rapidement la France et que l’édition deviendrait elle aussi « un centre du contrôle de la parole4 ».
Les enjeux de la concentration éditoriale
Le paysage éditorial, en France comme ailleurs, connaît une profonde transformation. Cette dernière décennie, la concentration des maisons d’édition s’est intensifiée. Des financier·ères et industriel·les, souvent plus intéressé·es par la diffusion forcée de leur vision politique très ancrée à droite et à l’extrême droite et par une certaine rentabilité que par la création littéraire, ont pris le contrôle, notamment en France, de nombreuses maisons d’édition historiques. La concentration de l’édition française a débuté dans les années 70, et plus particulièrement depuis les années 80. Mais jamais autant de fleurons de l’édition française ne se sont retrouvés entre les mains de si peu de personnes.
J’ai moi-même eu comme actionnaire minoritaire Hachette, à 34 % du capital de ma maison d’édition à partir de 2006. Quelle idée ! Être minoritaire n’intéresse pas ces consortiums. Outre le fait qu’ils vous imposent un contrôle drastique de vos comptes, ils vont être frileux sur les prises de risques et vous passerez toujours après les structures qui leur appartiennent à 100%, notamment quand des éditeurices du groupe s’intéressent à un titre en particulier.
Je me souviens d’avoir demandé une aide financière pour l’autobiographie du footballeur Ronaldo et pour en acquérir les droits mondiaux. Les dirigeants d’Hachette m’avaient dit : « Si on t’avance des fonds conséquents, ça va faire des jaloux chez les dirigeants des maisons appartenant au groupe Hachette et il faudra leur donner la même chose, on préfère renoncer… »
Arnaud Nourry et Arnaud Lagardère, après être rentrés d’un voyage aux États-Unis où les fonds de pension actionnaires leur avaient remonté les bretelles sur la croissance du groupe, avaient pris la décision de sortir brusquement du capital des petites structures, nous mettant tous·tes en grandes difficultés. Le 8 décembre 2009, les éditions Anne Carrière dont Hachette avait une participation minoritaire sont mises en liquidation judiciaire. La valorisation d’un groupe se fait sur le chiffre d’affaires des structures dont il détient le capital. Une structure minoritaire ne rentre pas dans le calcul ! Ça m’a appris à ne plus pactiser avec ces groupes.
Le phénomène de concentration des maisons d’édition n’est pas propre à la France. D’autres marchés, notamment les États-Unis et l’Allemagne, connaissent des dynamiques similaires, bien qu’à des degrés variés. Aux États-Unis, le géant Bertelsmann, propriétaire de Penguin Random House, fusion de deux mastodontes5 en 2013, contrôle une part massive du marché avec des marques comme Knopf et Viking. Cette domination a atteint un point critique lorsque Penguin Random House a tenté de racheter Simon & Schuster, opération qui a finalement été bloquée par les autorités antitrust américaines en 2021.
« L’administration de Joe Biden s’oppose, pour des raisons de concurrence, au mariage entre le numéro un et le numéro quatre de l’édition américaine… estimant que le mastodonte issu de cette fusion risquait de réduire le nombre d’ouvrages édités et de diminuer les avances financières faites aux auteurs, notamment de livres à succès6. »
En Allemagne, la situation est similaire, avec le géant Bertelsmann, qui domine le paysage littéraire allemand.
Les maisons d’édition « dépendantes » de leurs actionnaires et des impératifs de rentabilité tendent à privilégier des œuvres à fort potentiel commercial immédiat. Cela se traduit par un phénomène d’ultra « best-sellerisation » sur lequel ces consortiums vont investir tous les moyens financiers au détriment des voix émergentes ou minoritaires, mais aussi par une orientation de la ligne éditoriale vers l’idéologie que souhaitent défendre leurs actionnaires.
Ce qui nous tue c’est au fond de voir Vincent Bolloré sortir son argent pour acheter la maison (Fayard) de Claude Durand, celle qui a édité Soljenitsyne, García Márquez et autres pour publier Zemmour ou Sonia Mabrouk. On achète de la mémoire pour vendre de l’idéologie nauséabonde et souvent mal écrite.
Bernard Arnault, lui, se paie la NRF et les Éditions de Minuit pour mieux vendre LVMH7… Comme le dit Mediapart dans un article du 31 mai 2024, LVMH, se pose en nouveau maître de Saint-Germain-des-Prés, la boutique Louis Vuitton a d’ailleurs pris place là où se trouvait la mythique librairie La Hune. Média-Participations et son actionnaire Michelin s’achètent une conscience écologique avec les éditions du Seuil, tout comme Křetínský, qui a fait fortune grâce au charbon et à de nombreux actifs polluants, lorsqu’il rachète Editis.
Valeurs et éthique
Les éditeurices indépendant·es se distinguent par un engagement plus fort en faveur de la qualité littéraire et de l’éthique éditoriale. Contrairement aux maisons d’édition « dépendantes », ils privilégient souvent la valeur artistique et intellectuelle des œuvres qu’ils publient et accordent une importance particulière à la cohérence de leur catalogue, en construisant une véritable identité éditoriale autour de thématiques, de styles et de genres spécifiques. Ils peuvent être plus sensibles à l’écologie et la manière dont est fabriqué le livre en n’imprimant qu’en France par exemple.
Je me souviens être allé à une réunion livre-écologie du SNE (Syndicat national de l’édition) et d’avoir vu débouler le numéro 2 d’Hachette non pas pour prendre au sérieux la question écologique, mais pour bien vérifier que les membres seraient d’accord pour faire front au sujet d’une taxe éventuelle qu’ils voulaient éviter, prélevée sur le prix du livre pour financer le recyclage de ceux-ci. L’argument numéro 1 étant qu’un livre, ça ne se jette pas ! C’est se mettre des ornières, car alors que les particuliers jettent rarement leurs livres par les fenêtres, une majeure partie des livres en stock finissent au pilon à cause des invendus et des frais délirants de stockage réclamés par les gros distributeurs.
Les éditeurices indépendant·es peuvent refuser de publier des ouvrages dont les propos ou les messages ne sont pas en accord avec leurs valeurs. Des maisons comme Le Tripode ou La fabrique, dès leurs débuts, ont su bâtir une identité forte, en misant sur des choix audacieux et sur la qualité des contenus. Ces éditeurices ont permis à des œuvres atypiques de trouver leur public, même si leur potentiel commercial n’était pas évident au départ. De nombreux·ses auteurices aujourd’hui mondialement connu·es ont été découvert·es par des maisons d’édition indépendantes, comme Virginie Despentes par moi-même, refusée à l’époque par toute l’édition française. Nous avons souvent été dépouillé·es de nos auteurices par de grosses majors comme dans la musique. Mais nous n’aurions jamais obtenu les prix Renaudot pour Virginie Despentes ou Ann Scott dont j’avais publié les premiers romans.
Alors si un auteur ou une autrice souhaite avoir un prix à tout prix il n’y a pas beaucoup de maisons où aller… À part quelques exceptions qui confirment la règle, on sait que seules quelques maisons d’édition y ont accès, encore une répercussion de la concentration. Ces éditeurices se battent pour publier les membres des jurys et ainsi se garantir des votes favorables au moment des délibérations. L’organisation des prix littéraires est un vaste sujet… Les coulisses ressemblent un peu aux organisations mafieuses du début des années 1930, durant la Prohibition, à Chicago.
Garde-fous démocratiques
L’édition indépendante joue un rôle fondamental dans la défense de la démocratie. En permettant à des voix alternatives, critiques et contestataires de s’exprimer, elle contribue à la vitalité du débat démocratique.
Plusieurs ouvrages dénonçant les dérives de la politique ou de l’économie française ont été publiés par des maisons indépendantes, qui ont osé porter ces voix critiques malgré le risque commercial et juridique. Des œuvres comme Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler, que j’avais amenée aux éditions Les Arènes — alors indépendantes d’Editis — ou Entre-soi. Le séparatisme des riches8 de Monique Pinçon-Charlot, ou L’insurrection qui vient du comité invisible9 ont contribué à nourrir le débat public sur des sujets tels que le mépris de classe, les inégalités sociales et le néolibéralisme.
Dans un contexte de concentration médiatique, les grands groupes contrôlent à la fois la presse, la télévision et l’édition. Le risque de voir certaines voix étouffées ou marginalisées, et certaines idéologies mises en avant, est réel. Comme celle de l’extrême droite par Vincent Bolloré, qui a déjà mis en place dans les médias qu’il détient ce type de pratique. De nouveaux acteurs tels que Pierre-Edouard Stérin, souhaitent rentrer dans l’industrie du livre pour défendre le commerce et le « patrimoine catholique et français ». Avec la création de Périclès, ce seraient 150 millions d’euros destinés à promouvoir au cours des dix prochaines années des « valeurs clés ». Périclès, acronyme pour patriotes, enracinés, résistants, identitaires, chrétiens, libéraux, européens, souverainistes. Avec pour volonté dans les cinq prochaines années d’intégrer plus de 300 boutiques dans un nouveau réseau de librairies en France et le programme de lutte contre le wokisme, en évitant la diffusion de certains livres, on peut l’imaginer. Et dans la foulée, organiser quelque « 5 000 événements culturels locaux » dans ces commerces. Le même Pierre-Edouard Stérin dont le Le Monde révèle comment grâce à l’Institut libre de journalisme (ILDJ), ses réseaux et ceux de Vincent Bolloré, il alimente avec ce dernier les médias de la droite réactionnaire et bien au-delà10.
Maintenir son indépendance face aux pressions économiques
Les éditeurices indépendant·es doivent non seulement faire face à des coûts de production élevés, mais également à une concurrence déloyale de la part des grands groupes, qui peuvent imposer des prix de vente inférieurs grâce à leur contrôle de la chaîne logistique et leur capacité à amortir les pertes sur d’autres segments de marché (le fret, le charbon, le luxe, les assurances ou les ventes d’armes…). Ces mêmes groupes détenteurs des outils de distribution appliquent des tarifs beaucoup plus élevés aux éditeurices indépendant·es — de ce que j’ai pu voir sur certains contrats — qu’à leurs propres marques, réduisant ainsi les marges potentielles. La vente en librairies coûtera 50 % du prix public hors taxe à un gros éditeur pour monter jusqu’à plus de 60 % pour certaines petites maisons indépendantes. Les maisons d’édition signent un engagement de confidentialité sur leurs contrats et ce n’est pas toujours facile de savoir qui paye quoi.
Les groupes tels qu’Hachette ou Editis possèdent des accords privilégiés avec les principales chaînes de librairies et les plateformes en ligne, ce qui leur permet de placer leurs ouvrages dans des positions avantageuses, que ce soit en librairie ou sur les sites de vente en ligne. Cela signifie que, même si une maison indépendante publie un ouvrage de qualité, elle aura beaucoup plus de mal à le distribuer dans certains points de vente. Par exemple, les Relay implantés dans les gares sont la propriété de Vivendi aujourd’hui et deviennent sa vitrine. J’étais allé Gare de Lyon à la Fnac pour leur demander s’ils avaient bien le dernier livre de Denis Robert que je venais de publier. J’ai été stupéfait d’apprendre qu’il n’y avait plus de rayon « essais » ; vous pouvez vérifier. Voilà ce qui se passe quand on met la librairie entre les mains d’une personne dont ce n’est pas le métier.
Les rachats successifs de maisons d’édition indépendantes par les grands groupes éditoriaux constituent l’un des signes les plus visibles de cette pression économique. La maison d’édition emblématique Plon a vu son indépendance disparaître lorsqu’elle a été rachetée par Editis en 2004. Depuis, elle fait partie d’un vaste portefeuille de maisons gérées par un même groupe, tout comme les éditions du Cherche Midi, Robert Laffont ou Sonatine. Toutes sont soumises aux mêmes contraintes économiques et aux mêmes objectifs de rentabilité. Alors que les groupes d’édition absorbaient surtout des maisons en difficultés dans les années 80, depuis les années 2000 et encore aujourd’hui, ils rachètent de grandes marques emblématiques à des prix très élevés. Il est très difficile pour les propriétaires de ces maisons de résister aux propositions de rachats basées sur une année de chiffre d’affaires voire plus, et non basée sur leur rentabilité. Les sommes disproportionnées qu’ils touchent lors de la vente les rendent multimillionnaires. Le but de ces acquisitions pour ces groupes est d’avoir le plus gros chiffre d’affaires possible afin de valoriser le groupe en conséquence. « Selon le PDG d’Editis, Alain Kouck, les acquisitions du Cherche Midi, de First et de XO représentent au total un chiffre d’affaires additionnel de 45 millions d’euros qui vont accroître de 6 % celui d’Editis. L’impact sur la marge opérationnelle devrait être encore supérieur et atteindre 10 %11. »
Autre exemple, Le Seuil, maison d’édition intellectuelle et littéraire emblématique marquée à gauche, a été rachetée par La Martinière en 2004, avant que La Martinière elle-même ne soit absorbée par Média-Participations en 2018. Le président des éditions du Seuil depuis 2018, Hugues Jallon, a été limogé en 2024, car « trop à gauche ». Selon le média La Lettre, serait en cause entre autres le profil anticapitaliste de l’homme, par ailleurs écrivain. Il a été remplacé par Coralie Piton, qui a fait ses armes chez McKinsey, à la Fnac et chez Canal+. Dès lors, ces jeux de rachat et d’absorption des petits par les gros brouillent les cartes pour les lecteurices. Pour plus de transparence, une mesure simple à mettre en place serait d’obliger de faire figurer sur les livres à quel groupe appartient la maison d’édition. On noterait Hachette/Fayard ou Média-Participations/Le Seuil sur la couverture, pour que les lecteurices sachent à qui iels donnent leur argent.
La disparition des nouveaux talents
Selon une étude de l’Observatoire de l’économie du livre (2023), les nouveaux·elles auteurices ont beaucoup moins de chances d’être publié·es par les grandes maisons d’édition depuis 2015. Cette tendance s’explique en grande partie par la concentration accrue du secteur, où les grands groupes préfèrent miser sur des valeurs sûres plutôt que d’investir dans la découverte de nouveaux talents. Mais aussi de nombreux·ses auteurices bien installé·es dans leur maison historique se sont vu refuser leurs derniers manuscrits et se sont retrouvé·es sans éditeurice parfois contraint·es à se publier en autoédition. Bien sûr le capitalisme sait très bien récupérer les tendances pour ensuite les dévoyer et l’on assiste à de nouvelles collections dans l’air du temps chez les éditeurices des grands groupes. Le capitalisme, comme le disait Lénine, vendra la corde qui le pendra et quand ça peut vendre on veut bien signer ! Mais je salue le courage de ces éditeurices qui sont obligé·es de faire des contorsions, de s’autocensurer ou de se voir refuser certains livres par les services juridiques… J’en ai récupéré quelques-uns, comme le livre de Marc Eichinger et Thierry Gadault, L’Homme qui en savait beaucoup trop, et qui parle du scandale Areva. J’ai été poursuivi ainsi que les auteurs pour diffamation par Anne Lauvergeon. Il y a eu un premier procès que nous avons gagné, puis un procès en appel du jugement que nous avons gagné aussi. Le temps passé et le coût de telles procédures feront hésiter plus d’un·e éditeurice et de ses conseiller·ières juridiques à se lancer dans ce genre de publication. C’est ce qu’on appelle les « procédures-bâillons ».
Je ne compte pas le nombre d’éditeurices travaillant pour de grands groupes qui ont admis avoir refusé des œuvres en raison de pressions commerciales ou politiques. Dans un article de 2022, Le Monde rappelle comment Nicolas Sarkozy a fait pression sur des éditeurices du groupe Hachette12 et n’hésite pas à intervenir au sein du groupe pour surveiller les livres et les médias parlant de lui et de ses « affaires13 », par exemple en appelant la directrice des éditions Fayard, Sophie de Closets, pour lui demander des excuses pour avoir édité les livres de Gérard Davet et Fabrice Lhomme intitulés La Haine. Les années Sarko14 en 2019 puis Apocalypse. Les années Fillon15 l’année suivante, ce qui aurait fortement déplu à Nicolas Sarkozy. Livres Hebdo relate en mars 2022 qu’alors administrateur du groupe Lagardère, Nicolas Sarkozy « consacre beaucoup d’énergie à surveiller et punir le petit monde de l’édition16 ». J’ai bien sûr en souvenir plusieurs éditeurices qui ont été contraint·es de monter leur maison d’édition suite au refus par leur direction de publier un titre auquel iels tenaient absolument. Il n’y a rien de pire je trouve pour un·e éditeurice que de ne pas pouvoir partager avec les lecteurices un livre qui lui parait essentiel. Mais cette concentration et les conséquences sur la liberté d’expression ont obligé certain·es à devenir des entrepreneureuses alors que ce n’était pas forcément prévu au programme.
Une volonté commune de résistance aux grands groupes
Il faudrait une prise de conscience des auteurices et qu’iels refusent de continuer à publier dans ces maisons d’édition dépendantes, car les maisons d’édition indépendantes pourraient tout à fait rivaliser avec les grands groupes, si les lecteurices et les libraires répondaient présent·es et qu’une grande partie des auteurices refusaient de participer à cette concentration. On a du mal à comprendre pourquoi certain·es auteurices continuent à publier chez Hachette ou au Seuil alors qu’iels défendent des valeurs contraires aux actionnaires de ces maisons. Je les imagine sur un podium aux côtés de l’actionnaire de la maison pour une remise de prix et obligé·es de faire un hug à M. Vincent Bolloré en bonus.
En Italie où iels ont un peu d’avance sur nous, une ribambelle de petites maisons d’édition a fleuri ces derniers mois, nous apprend l’hebdomadaire L’Espresso17. Avec l’extrême droite au pouvoir, de nombreux·ses professionnel·les ouvrent leur maison pour relever un défi : attirer de nouveaux·elles lecteurices et contribuer au débat culturel national.
Comme le dit Vincent Edin, directeur de collection aux éditions Rue de L’échiquier : « À force de marteler l’évidence que 90 % des grands médias nationaux appartiennent à 9 oligarques, le grand public s’est dessillé sur l’influence et l’agenda des milliardaires dans le débat public. Il ne viendrait pas à l’idée de militantes féministes sincères de chroniquer chez CNews, de militant·e·s écologistes de gloser dans Le Point et de tenants du progrès social de s’exprimer dans Les Echos. Mais cette évidence ne percole pas, hélas, dans l’édition18. »
Le droit de conscience et la législation anti-concentration
La question d’une clause de conscience pour les auteurices et les éditeurices, soit une disposition légale qui les autoriserait à rompre un contrat pour des divergences morales fondamentales, similaire au droit de retrait des journalistes face à des positions idéologiques opposées, pourraitavoir du sens. Je pense aux auteurices édité·es chez Fayard par Lise Boëll qui est une éditrice particulièrement reconnue pour ses choix éditoriaux marqués à l’extrême droite dans une maison qui a longtemps été marquée à gauche. Sa relation avec des auteurs comme Éric Zemmour et Philippe de Villiers a suscité des discussions sur les limites de l’éthique éditoriale et la manière dont les convictions personnelles des éditeurices peuvent influencer les publications.
L’une des premières mesures à envisager pour protéger l’édition indépendante est l’introduction d’une législation anti-concentration, comme celle qui existe déjà dans le secteur des médias. En France, il existe des lois qui limitent la concentration dans les domaines de la télévision, de la radio et de la presse, afin de préserver le pluralisme des voix et des opinions19. Une telle législation pourrait être étendue à l’édition, pour éviter que quelques grands groupes ne monopolisent le marché.
Comme le relate Olivier Milot dans Télérama en 2023 : « [l’idée serait de] faire entrer l’édition dans le cadre législatif limitant la concentration dans le secteur des médias. […] Actuellement, la loi autorise à un même groupe de posséder simultanément télévisions, radios et journaux, mais fixe des seuils d’audience maximum à ne pas dépasser pour chacun d’eux. L’idée serait d’inclure l’édition dans ce dispositif et d’interdire à un même groupe d’avoir une position trop importante dans plus de deux secteurs sur quatre (presse, radio, télévision, édition) pour éviter les abus de position dominante20. »
Aux États-Unis, la tentative de rachat de Simon & Schuster par Penguin Random House a été bloquée en 2021 par les autorités antitrust, précisément pour éviter une trop grande concentration du marché. Une législation similaire en France pourrait protéger les maisons d’édition indépendantes des rachats par des géants comme Hachette ou Editis.
Soutenir les maisons indépendantes
Afin de garantir la survie des éditeurices indépendant·es, des mesures de soutien financier sont également nécessaires. Les pouvoirs publics pourraient instaurer un système de subventions quasi inconditionnel ou d’allègements fiscaux pour encourager ces maisons à poursuivre leur activité. Ces subventions pourraient être conditionnées à de très simples critères comme dans la presse. La presse est en effet beaucoup plus soutenue au niveau européen et français avec des aides au pluralisme. La liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias figurent dans la constitution française depuis 2008.
En parallèle, il est essentiel de promouvoir les œuvres des maisons indépendantes à travers des circuits courts de distribution. Des initiatives de soutien aux librairies indépendantes, qui jouent un rôle clé dans la diffusion des ouvrages des petit·es éditeurices, pourraient être renforcées. Ces circuits courts, en évitant les grands distributeurs contrôlés par les grands groupes, permettraient aux éditeurices indépendant·es de toucher directement leur public tout en réduisant les coûts de distribution. 50 % du chiffre d’affaires de notre maison et donc 50 % des ventes de nos livres se sont effectués par Internet.
En France, des initiatives comme celle du Centre National du Livre (CNL), qui octroie des subventions aux éditeurices pour la publication d’œuvres littéraires dites de qualité favorisent à mon avis trop souvent les mêmes maisons d’édition comme Actes Sud ou Gallimard.
Il y a en effet quelques maisons qui savent tirer leur épingle du jeu, mais pour ma part j’ai essuyé de nombreux refus d’aide à la publication ou à la traduction et finalement, si j’ai obtenu 20 000 € de subventions cumulées en 42 ans d’édition, je crois que c’est le maximum. Cela représente bien peu en regard du temps passé à monter les dossiers de demandes de subventions, à tel point que cela m’a souvent fait renoncer à entamer les démarches. C’est sans doute le but recherché aussi. Ces aides pourraient être élargies et plus spécifiquement orientées vers les maisons d’édition indépendantes, avec moins de conditions. Des projets collaboratifs, comme les salons du livre ou les foires dédiées à l’édition indépendante, pourraient aussi bénéficier d’un soutien accru pour renforcer leur visibilité, tout comme des aides aux librairies qui mettent en avant ces éditeurices.
Encourager du pluralisme via le numérique
Le numérique offre des opportunités pour soutenir les maisons indépendantes, à condition que les plateformes en ligne favorisent un pluralisme équitable et que les petit·es éditeurices bénéficient de visibilité. Actuellement, les grands groupes d’édition dominent les ventes sur les plateformes numériques telles qu’Amazon ou Fnac, grâce à des accords de mise en avant et à des budgets marketing conséquents. Pour équilibrer la situation, il serait possible de créer des incitations législatives ou fiscales en faveur des plateformes numériques qui promeuvent les ouvrages d’éditeurices indépendant·es. Des quotas de mise en avant de leurs œuvres pourraient être imposés aux plateformes, à l’image des quotas de diffusion culturelle existants pour la télévision ou la radio. Les chaînes hertziennes doivent ainsi consacrer, dans le total du temps annuellement consacré à la diffusion d’œuvres audiovisuelles, au moins 60 % à la diffusion d’œuvres européennes et au moins 40 % à la diffusion d’œuvres d’expression originale française21.
Par exemple, en Allemagne, des plateformes comme Genialokal, qui regroupent des librairies et éditeurices indépendant·es, permettent aux petites structures de vendre leurs livres en ligne en évitant les géants du commerce électronique. Un modèle similaire en France pourrait renforcer la visibilité des éditeurices indépendant·es tout en offrant aux lecteurices des alternatives aux grandes plateformes. Le site placedeslibraires.fr offre quant à lui la possibilité d’acheter en ligne auprès de nombreux·ses libraires indépendant·es.
Réseautage et mutualisation des ressources
La création de réseaux de collaboration entre maisons d’édition, soutenues par des subventions du CNL ou des DRAC, aiderait aussi l’édition indépendante. Ces réseaux permettraient aux éditeurices indépendant·es de mutualiser leurs ressources, que ce soit pour la production, la distribution ou la promotion de leurs ouvrages.
Ces initiatives pourraient prendre différentes formes : des coopératives d’éditeurices, des réseaux de distribution partagée ou des groupes de promotion collective lors de salons ou d’événements littéraires. Par exemple, en France, des initiatives comme la Fédération des éditeurs indépendants ou L’Autre Livre, qui regroupent des éditeurices alternatif·ves, ont déjà commencé à mutualiser leurs efforts pour organiser des événements et promouvoir la diversité éditoriale.
Pour reprendre la définition de la Fédération des éditeurs indépendants, on entend par « structure éditoriale indépendante » toute maison d’édition respectant l’ensemble des trois conditions :
- – Publier uniquement à compte d’éditeurice des publications de toute nature, commercialisées auprès du public (l’éditeurice finance l’édition sans demander à l’auteurice de participer financièrement).
- – Ne pas être contrôlée, directement ou indirectement, par l’État, une collectivité territoriale ou un établissement public, par un groupe d’édition ou un groupe financier.
- – Réaliser un chiffre d’affaires dont le montant annuel ne dépasse pas 10 millions d’euros.
Conclusion
La mondialisation de l’édition et sa rapide concentration, ces dernières années, incitent à prendre des mesures au plus vite à l’échelle européenne ou nationale si l’on veut que le peu de maisons d’édition indépendantes qui restent puisse survivre et que de nouveaux·elles éditeurices indépendant·es puissent éclore. Donner les clés de la pensée et de la parole à des milliardaires trop souvent d’extrême droite est très dangereux pour nos démocraties. Comme le dit le sociologue Vincent Tiberj : « Il y a bien une droitisation “par le haut”: les discours propagés par certains médias […] finissent par orienter le débat, puis les propositions politiques qui s’offrent aux Français22. »
Les mêmes actionnaires sont à la tête d’entreprises responsables de la destruction de notre planète. L’édition indépendante saura mieux trouver les nouvelles voies d’une édition écologique et sociale qu’il va falloir mettre en place dans ce monde en crise et accompagner les changements de société. La protection de l’édition indépendante et de son pluralisme passe par un ensemble de mesures combinées, allant de la régulation du marché à des soutiens financiers ciblés, en passant par une meilleure visibilité en librairie, sur les plateformes numériques et dans les médias. La mise en place d’une législation anti-concentration permettrait de freiner la domination des grands groupes, tandis que des subventions et allègements fiscaux aideraient les éditeurices indépendant·es à rester compétitif·ves. Le développement de réseaux de collaboration et de circuits de distribution alternatifs renforcerait leur résilience économique. En se portant en défenseuses du pluralisme et en soutenant les initiatives des maisons indépendantes, la France et l’Europe pourraient aider à remettre en place un écosystème éditorial riche, diversifié et démocratique.
- Article publié initialement sur Blast/le souffle de l’info, 16/10/2024. ↩
- Dans ce roman-reportage, Roberto Saviano dénonce la Camorra, puissante organisation mafieuse napolitaine. ↩
- André Schiffrin, L’édition sans éditeurs, Paris, La fabrique, 1999. ↩
- André Schiffrin, Le contrôle de la parole, Paris, La fabrique, 2005. ↩
- En 2013 a lieu la fusion de Penguin Group et Random House, les deux géants de l’édition anglophone mondiale. ↩
- Nicole Vulser, « Le rachat de Simon & Schuster par Bertelsmann est bloqué par la justice américaine », Le Monde, 2 novembre 2022, disponible sur : https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/11/02/le-rachat-de-simon-schuster-par-bertelsmann-est-bloque-par-la-justice-americaine_6148174_3234.html ↩
- En 2013, LVMH entre au capital de Gallimard à hauteur de 9,5 %. ↩
- Monique Pinçon-Charlot, Entre-soi. Le séparatisme des riches, Paris, éditions Pyramyd, 2024. ↩
- comité invisible, L’insurrection qui vient, Paris, La fabrique, 2007. ↩
- Liselotte Mas, Asia Balluffier, Elsa Longueville, Mahé Richard-Schmidt, « Enquête sur l’Institut libre de journalisme, l’école créée par la droite identitaire pour conquérir les médias », Le Monde, 26/09/2024, disponible sur : https://www.lemonde.fr/societe/video/2024/09/26/enquete-sur-l-ecole-creee-par-la-droite-reactionnaire-pour-conquerir-les-medias_6334270_3224.html ↩
- Nathalie Silbert, « Editis fait tomber dans son escarcelle le groupe XO », Les Echos, 12/01/2006, disponible sur : https://www.lesechos.fr/2006/01/editis-fait-tomber-dans-son-escarcelle-le-groupe-xo-559159 ↩
- Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, « “Vous savez que c’est Arnaud Lagardère, votre patron ?” : comment Nicolas Sarkozy fait pression sur des éditeurs », Le Monde, 22/03/2022. ↩
- Olivier Laffargue, « Les 10 affaires dans lesquelles Sarkozy est cité ou mis en cause », Le Monde, 21/03/2018. ↩
- Gérard Davet et Fabrice Lhomme, La Haine. Les années Sarko, Paris, Fayard, 2019. ↩
- Gérard Davet et Fabrice Lhomme, Apocalypse. Les années Fillon, Paris, Fayard, 2020. ↩
- Dahlia Girgis, « Le Monde pointe l’interventionnisme de Nicolas Sarkozy chez Hachette », Livres Hebdo, 24/03/2022. ↩
- « En Italie, les petites maisons d’édition montent au front », Courrier international, 03/09/2024, disponible sur : https://www.courrierinternational.com/article/litterature-en-italie-les-petites-maisons-d-edition-montent-au-front_220340 ↩
- « Et l’édition indépendante, bordel ? », Vincent Edin sur Linkedin, disponible sur : https://www.linkedin.com/posts/vincent-edin-32a690132_et-l%C3%A9dition-ind%C3%A9pendante-bordel-%C3%A0-force-activity-7249751473746505729-0ZsG/?originalSubdomain=fr ↩
- L’article premier de la loi nº 86-1067 du 30 septembre 1986 modifiée affirme le principe de la liberté de communication et énumère d’autres principes, d’égale valeur, au nom desquels l’exercice de cette liberté peut être limité par exemple des seuils de concentration spécifiques que les éditeurs de télévision et de radio sont tenus de respecter. Ces seuils forment le « dispositif anti-concentration ». Ils visent à assurer l’indépendance des médias vis-à-vis du pouvoir politique et d’acteurs privés influents et à satisfaire l’objectif constitutionnel de respect du pluralisme des offres via la présence d’une diversité d’opérateurs. Une même personne physique ou morale ne peut détenir, directement ou indirectement, plus de 49 % du capital ou des droits de vote d’une chaîne nationale de télévision diffusée par voie hertzienne terrestre dont l’audience moyenne annuelle dépasse 8 % de l’audience totale des services. Légifrance. ↩
- Olivier Milot, « Concentration dans le secteur de l’édition : les auteurs réclament une clause de conscience », Télérama, 08/09/2023, disponible sur : https://www.telerama.fr/livre/concentration-dans-le-secteur-de-l-edition-les-auteurs-reclament-une-clause-de-conscience-7017064.php ↩
- Source : Conseil supérieur de l’audiovisuel. ↩
- Vincent Tiberj, La droitisation française. Mythe et réalités, Paris, PUF, 2024. ↩
Pour citer cette contribution :
- « Bolloré, Arnault, Křetínský : comment le capitalisme flingue l’édition », Florent Massot, dans Déborder Bolloré, ouvrage collectif, coédition collective, CC BY–NC–ND, 2025.
Ou alors :
- « Bolloré, Arnault, Křetínský : comment le capitalisme flingue l’édition », Florent Massot dans Déborder Bolloré, Alexandre Balcaen, Amzat Boukari-Yabara, Soazic Courbet, Thierry Discepolo, Karine Solene Espineira, Arnaud Frossard, Tristan Garcia, Bakonet Jackonet, Danièle Kergoat, LABo (Libraires Anti-Bolloré), Clara Laspalas, Jérôme LeGlatin, Le comité éditorial des éditions du bout de la ville, Les Soulèvements de la terre, Florent Massot, Jean-Yves Mollier, Pascale Obolo, Clara Pacotte, Antoine Pecqueur, Valentine Robert Gilabert, Charles Sarraut, Julie Wargon, coédition collective, CC BY–NC–ND, 2025.
Ont travaillé à la production de la publication multiformat Déborder Bolloré : Adrien, Arnaud, Alaric, Arnaud, Benny, Camille, Clara, Coralie, Éléonore, Emmanuel, Jérôme, Johan, Julie, Léna, Merlin, Nicolas, Pascale, Quentin, Rodhlann, Théo, Yann et Zoé.