Déborder Bolloré

Faire face
au libéralisme autoritaire dans le monde du livre.



LABo – Libraires Anti-Bolloré

Ce document est extrait de la publication multiformat Déborder Bolloré. Il a été généré puis rendu accessible sur deborderbollore.fr, la plateforme hébergeant toutes les ressources autour du projet, dont cette contribution. Déborder Bolloré met en avant la pensée de chercheureuses, d’imprimeureuses, d’éditeurices et de libraires qui analysent et/ou subissent les dynamiques de concentration et d’extrême droitisation du marché. Chacun·e tente de formuler, depuis sa position respective, des réponses à cette question urgente : comment faire face au libéralisme autoritaire dans le monde du livre ?

Au-delà de Bolloré : ce qu’Hachette révèle de la condition de salarié·e en librairie


La responsabilité active de certains acteurs de la vie publique et médiatique dans la propagation des idées d’extrême droite est chaque jour démontrée et analysée, avec Vincent Bolloré en première ligne. L’urgence de la situation oblige à renforcer la mobilisation contre l’extrême droite institutionnelle et ses allié·es au-delà des seules échéances électorales avec, par exemple, le lancement de la campagne « Désarmer Bolloré », à l’initiative d’une grosse interorganisation militante. Nous, libraires salarié·es, pensons que cette logique d’offensive contre l’extrême droite doit se prolonger partout, et y compris dans notre corporation.

Si Vincent Bolloré était déjà présent dans le monde du livre depuis un certain temps, son rachat d’Hachette fin 2023 constitue une accélération décisive de son agenda politique. Il opère également une articulation inédite entre une logique monopolistique portée à son paroxysme et un contrôle idéologique fasciste de la production d’idées. En prenant la tête du leader incontesté du marché du livre français, il devient d’autant plus puissant et dangereux. Si des initiatives de résistances à ces dynamiques existent déjà et notamment dans la librairie1, nous pensons qu’il est temps que l’inertie cesse et que ces pratiques se massifient, se structurent et se normalisent.

Clairement verbalisée, cette résolution ne reste pas moins difficile à poursuivre. Les discours de nos patron·nes qui désignent les contraintes structurelles et économiques pesant sur notre commerce comme le principal empêchement d’un tel mouvement sont déjà visibles et connus. Si nous y reconnaissons une part évidente de vérité, nous y entendons également une justification bien commode de leur passivité. L’objectif de ce texte n’est donc pas de verser dans ce discours, mais de proposer un autre point de vue.

Nous sommes nombreux·ses à tenter de faire ce travail de résistance, c’est-à-dire à faire notre métier avec des considérations politiques et éthiques. Nous sommes nombreux·ses à considérer le livre autrement que comme un produit et les librairies autrement que comme un lieu de commerce. Quand le livre est un média qui participe, au même titre que la presse ou la télévision, de la production et de la diffusion d’idées, sa pratique commerciale exige une déontologie.

Mais nous nous heurtons à toute une série de paramètres limitants dès lors que l’on tente d’agir depuis nos positions de libraires salarié·es. Car exercer notre métier selon cette exigence demande du temps, une capacité d’organisation, ainsi que l’élaboration et la diffusion d’un savoir professionnel critique. Chacun de ces éléments est mis à mal par la réalité actuelle de nos situations, telle que nous souhaitons vous l’exposer ici.

1. Des conditions de travail dégradées


Notre métier de libraire est souvent l’objet de fantasmes. Que l’on discute avec des personnes qui fréquentent ces commerces ou non, des lecteurices ou non, se présenter comme tel·le provoque généralement une réaction émerveillée et curieuse. C’est un gain presque instantané de capital social. La personne en face de nous imagine aisément une vie intellectuelle et culturelle riche dans une temporalité au ralenti, une existence plongée dans le monde des idées, un quotidien fait de lectures derrière un comptoir, interrompues de temps en temps par une clientèle en quête de conseils vers l’illumination littéraire. Si le mythe est tenace, la réalité est très différente.

Loin de passer notre temps à lire des ouvrages, à les sélectionner minutieusement pour « construire » l’assortiment (c’est-à-dire la proposition éditoriale d’une librairie, son stock) et orienter la clientèle dans sa recherche, le quotidien du travail de libraire est marqué par l’exécution d’une série de tâches très diverses, souvent physiques et répétitives.

En premier lieu, une manutention nécessaire, conséquente et parfois massive : la réception et le traitement quotidien de dizaines de cartons venant des distributeurs, contenant des centaines de livres qui reviennent en stock ou des nouveautés à ranger sur les tables et en rayon (à l’exception des mois d’été et de décembre, chaque semaine en librairie voit arriver son lot de nouvelles parutions).

On accueille certains de ces cartons avec entrain, si ce n’est avec joie. Ils arrivent avec de jolis noms : Belles Lettres, Makassar, Harmonia Mundi, Pollen, Serendip, etc. Ces petites structures indépendantes de distribution gèrent la logistique (acheminent les cartons de livres depuis leurs entrepôts, traitent les retours d’invendus, traitent les réassorts, etc.) d’une multitude de maisons d’édition tout aussi modestes et indépendantes. Dans ces cartons se trouve tel livre, écrit par tel·le auteurice, publié dans telle maison d’édition que l’on affectionne. Une nouvelle sortie que l’on attendait ou le retour d’un livre en rupture, qui auront tous deux besoin d’être défendus pour obtenir une meilleure visibilité, voire un succès de librairie.

Mais dans une économie où 70 % des parts du chiffre d’affaires sont captées par quatre grands groupes éditoriaux, la très grande majorité des cartons arrivent avec d’autres noms, parfois plus lugubres : Union Distribution ou Sodis (propriétés de Madrigall, la holding de la famille Gallimard), MDS (propriété de Vincent Montagne), Interforum (propriété de Daniel Křetínský), et enfin Hachette (propriété de Vincent Bolloré). Mais la provenance des cartons ne nous donne pas vraiment d’indications sur la valeur de leur contenu, et cela révèle des contradictions. Prenez Le Silence de la mer de Vercors. Cette nouvelle de 1942 a été la première publication (clandestine) des Éditions de Minuit. Elle parle de la résistance au nazisme, a été écrite par un résistant, dans une maison d’édition qui deviendra notamment, une fois passée la seconde guerre mondiale et la sortie de la clandestinité, une voix forte contre les crimes français pendant la guerre d’Algérie. Ce livre est une pierre angulaire de l’antifascisme français. Pourtant, il n’est disponible aujourd’hui qu’au Livre de Poche2, propriété du groupe Hachette et donc désormais de Vincent Bolloré.

Pour prendre des exemples plus récents, les livres de Gaël Faye, de Paul B. Preciado ou de Virginie Despentes arrivent aussi dans des cartons Hachette. Qui de nous soutiendra que leurs livres et les idées qu’ils véhiculent participent du projet fasciste de réactionnaires comme Bolloré ? Il est donc bien question de contradictions, mais aussi de compromis : vendre en masse ces livres équilibre une économie qui nous permet de soutenir celles et ceux qui ne profitent pas de la même notoriété et ont donc besoin de notre travail.

Pour élaborer un assortiment de livres avec des considérations éthiques, il ne suffit donc pas de faire des choix et des arbitrages entre les distributeurs, mais entre chaque titre. Il faut changer ses habitudes d’achat, se rendre capable de se projeter dans le contenu politique et idéologique des livres que nous proposent les diffuseurs avant que les livres existent, se renseigner sur le contenu de chaque ouvrage présent en magasin pour les garder ou les évacuer. En ce sens, la fascisation évidente du catalogue du groupe Hachette, et la certitude que ses bénéfices profitent au « combat civilisationnel3 » de Vincent Bolloré, facilite le travail. Face à un doute, il suffit de ne pas le prendre ou de s’en débarrasser. À l’heure où l’extrême droite ne cesse de gagner du terrain, dans les urnes, dans les têtes et dans les rues, nous, employé·es de librairie refusons de participer à cette entreprise mortifère et tenterons de nous y opposer par tous les moyens et truchements que notre position nous permet. Outre refuser de participer à la mise en place de livres ouvertement réactionnaires, l’enjeu est plus largement de limiter la place du groupe Hachette dans les librairies où nous exerçons. C’est un travail de fourmi, une entreprise modeste et potentiellement intimidante tant la firme est un acteur central de la production éditoriale. Mais une tentative qui nous permet aussi de retrouver du sens dans l’exercice de notre métier. Pour autant, toutes ces tâches constituent une dépense abyssale d’énergie et de temps.

Et, du temps, nous en avons peu, car non seulement nous le passons à ouvrir, débiter et refermer des cartons (de retours), mais nous en passons aussi beaucoup devant des ordinateurs. Ce sont des logiciels de gestion, dont l’amélioration technique est croissante et parallèle à la professionnalisation du métier, qui nous permettent de gérer les flux énormes de marchandises sans avoir besoin de connaître le contenu de chaque livre. C’est avec l’appui de ces logiciels (mais parfois dans une complète soumission à leur logique) que nous sommes capables de gérer plusieurs dizaines de milliers de références dans un magasin, de choisir lesquels restent et lesquels partent, de choisir parmi les 818 000 titres différents disponibles sur le marché4 ceux qui sont dignes d’intégrer notre assortiment.

Pas un moment de notre temps de travail n’est donc destiné à lire. D’ailleurs, aucun contrat professionnel en librairie ne spécifie une obligation quelconque à cela. Pour autant, l’obligation implicite ou explicite existe. Elle est déjà personnelle : il est difficile, par conscience professionnelle, d’avoir l’impression de bien faire notre travail de libraire, et notamment d’orienter la clientèle, sans lire un minimum (ou un maximum). Elle est ensuite structurelle : il est très fréquent que notre hiérarchie nous demande des comptes à ce niveau-là, que ce soit par des reproches directs ou des remarques implicites, par l’injonction aux « notules » et aux « coups de cœur » (ces petits encarts écrits par les libraires que l’on retrouve sur les livres, dans les lettres d’information, sur les sites internet, sur les réseaux sociaux, etc.), ou par l’exigence intensifiée des rencontres en librairie. L’injonction est ainsi principalement tournée vers la lecture de nouveautés, des lectures utilitaires, parfois en dehors de toute considération de plaisir ou d’intérêt.

Cette réalité est justifiée dans certains discours par le simple fait que nous, libraires, sommes censé·es être passionné·es de lecture. Si cela est vrai dans une grande majorité des cas, il serait erroné d’affirmer que notre rapport à la lecture, et notamment en quantité, n’est pas profondément affecté par notre vie professionnelle. Par ailleurs, comme nous ne pouvons pas nous permettre de tout lire ou de lire avec une grande attention, nous recourons souvent aux métatextes (la critique, les recensions journalistiques, etc.), ce qui exige une veille médiatique fréquente, renforcée par l’exigence d’être au fait de l’actualité, qu’elle soit littéraire, politique ou autre. Alors que les horaires d’ouverture des librairies nous obligent à travailler tard et souvent le week-end, tout ce travail de lecture — non rémunéré — se fait en dehors des temps de travail effectifs.

Nous, libraires, vivons donc bien plus dans un monde de 1 et de 0, de pixels, de chiffres, de codes et de statistiques que dans un monde de lettres, de mots, de phrases et d’idées. Nous sommes bien plus la tête dans des cartons et derrière des écrans que devant du papier. Le fantasme est loin…

Les évolutions récentes de l’économie du livre et de l’innovation technologique ont tendance à renforcer cette réalité. Avec 75 000 nouveautés qui paraissent chaque année5, nous devons choisir et lire parmi trois fois plus de nouveaux ouvrages qu’il y a trente ans. Chaque année, ou presque, est un record en termes de nouvelles parutions. Ce fait est largement documenté, médiatisé et discuté dans le monde du livre, et il est à mettre en parallèle avec une réalité corollaire : les livres passent moins de temps sur les tables de librairies, au point où les obligations contractuelles à garder un livre au minimum trois mois avant de le retourner n’existent plus chez une majorité de distributeurs. Pour nous, cela veut dire que nous devons lire davantage et plus souvent si nous voulons rester à la page.

Enfin, la pratique désormais très ancrée de la rencontre en librairie, qui consiste à inviter un·e auteurice à venir discuter de sa nouvelle parution, et l’existence désormais incontournable des réseaux sociaux et des sites vitrines ou marchands ont beaucoup élargi le champ des tâches qui nous incombent : nous devons nous improviser animateurices de conférences, et devenons tour à tour chargé·es de communication, community manager ou encore web designer (au point où ces compétences sont désormais très valorisées au recrutement).

La diversification et l’intensification de ces tâches, si elles ne sont pas mauvaises ou inintéressantes en soi, rendent difficile de dégager le temps nécessaire à développer une connaissance fine de notre assortiment, et donc le contenu des livres que nous mettons à disposition d’achat auprès de notre clientèle. Plus cette dynamique se renforce, plus nous devons nous reposer sur des logiques gestionnaires pour faire notre travail, et, in fine, les livres disparaissent derrière des lignes sur un logiciel.

Ainsi, il devient impossible d’effectuer un travail critique des idées politiques qui sont véhiculées par les livres, a fortiori à l’ère de la bataille culturelle de l’extrême droite et du caractère particulièrement insidieux de son avancement. Il est parfois difficile de discerner, dans la production, ce qui relève d’un discours progressiste ou conservateur, d’un discours qui soutient l’émancipation de toustes ou le maintien du statu quo capitaliste, patriarcal, hétérosexuel et raciste, ou tout cela à la fois.

Les analyses qui viennent d’être énoncées ne sont pas toujours consensuelles. Nous souhaitons à présent visibiliser deux impensés, deux phénomènes qui, jusqu’ici, ont échappé à l’analyse et qui nous semblent essentiels dans le renforcement de ces dynamiques délétères et l’impossibilité de lutter efficacement contre.

2. Tâcheron·nes, pas patron·nes


Le premier de ces phénomènes est l’indifférenciation systématique entre patron·nes ou gérant·es de librairie, et salarié·es en librairie6. Cet amalgame se retrouve autant dans les discours professionnels de la filière que dans les médias, y compris ceux de gauche (jusque dans des panels de libraires invité·es à une émission réputée d’extrême gauche, où les positions desdit·es invité·es ne sont pas situées). Cette absence de distinction découle peut-être d’une image d’Épinal tenace qui tend à représenter la librairie comme un petit commerce familial qui s’hérite ou, dans certains cas, se lègue à l’employé fidèle ayant fait son début de carrière sous les commandements éclairés (mais paternalistes) du fondateur. Ce cliché relève d’une réalité sociale depuis longtemps révolue et nous pensons qu’il est plus que temps que cet amalgame cesse, car il invisibilise les différences parfois diamétralement opposées tant dans les intérêts que dans les conditions de travail de ces deux positions sociales.

Nos librairies reposent toujours sur un modèle très vertical. La hiérarchie y est souvent très marquée. Le management est au mieux paternaliste, et souvent purement directif. Dans le modèle le plus courant de la librairie généraliste, l’organisation se fait par rayon. Chaque libraire qualifié·e se spécialise et a la charge (partagée ou non) d’une ou plusieurs des grandes sections qui la divise et que la clientèle connaît bien : littérature, sciences humaines, jeunesse, bandes dessinées, pratique, beaux-arts. Cette charge se définit simplement par la gestion complète du rayon qui lui est attribué : les achats, le réassort, le rangement, les retours, l’élaboration de l’assortiment, la majorité des conseils à la clientèle, la lecture, l’animation, etc. Pourtant, ce que promet ce type d’organisation pour notre autonomie et notre indépendance est presque toujours relatif. En effet, les patron·nes, en tant que responsables de la « ligne éditoriale » du lieu qu’iels dirigent, conservent la main et le dernier mot sur les politiques d’assortiment et d’achats, en particulier lors des traditionnels rendez-vous avec les commerciaux·ales de la diffusion qui viennent présenter les catalogues de nouveautés des éditeurices.

Combien de fois le refus de prendre tel ou tel ouvrage, motivé politiquement par un·e de nos collègues libraires, a été annihilé par la décision impérieuse et arbitraire d’un·e patron·ne ? Considérant d’un côté « qu’on ne peut pas se permettre » de se passer d’une vente facile, et de l’autre, qu’il s’agirait de ne jamais déplaire à nos client·es. En vertu des sacro-saints principes de la société du service, la satisfaction de la clientèle semble constituer un horizon indépassable pour nos patron·nes. Selon cette logique, ne pas prendre le dernier ouvrage d’Éric Zemmour peut, dans certains cas, être considéré comme une faute professionnelle. Dès lors, quand on doit s’opposer à nos patron·nes pour un livre dont l’auteur et les idées sont aussi consensuellement décriés, comment réussir à leur imposer le boycott de la majorité du catalogue d’Hachette sous le seul prétexte qu’il appartient indirectement à Vincent Bolloré, aussi réactionnaire et dangereux ce dernier soit-il ?

Les « ventes faciles », c’est-à-dire celles qui n’ont pas besoin de notre travail pour se faire, sont quasiment toujours à l’avantage des grands groupes éditoriaux — Hachette en premier lieu — car ce sont eux qui sont favorisés par les prix littéraires, eux qui ont les meilleurs réseaux auprès des médias prescripteurs, eux qui disposent des meilleurs moyens de publicité, c’est-à-dire du marketing agressif qui touche les lecteurices partout où iels sont.

Obnubilé·es par la fiabilité ou la rentabilité économique de leur commerce, et d’autant plus qu’iels sont parfois isolé·es des espaces de ventes, nos patron·nes oublient que l’absence d’une « vente facile » n’est pas systématiquement synonyme d’une perte de chiffre d’affaires. Iels s’enferment dans les logiques gestionnaires et compromettent toute intégrité et considération éthique au nom de la sécurité et de la prévisibilité financière.

De ce fait, nos modestes tentatives d’avancer des réflexions politiques sur la façon de faire notre métier se heurtent et s’opposent aux intérêts économiques de nos patron·nes. Beaucoup d’entre nous finissent par s’autocensurer et s’autoréguler en anticipant les directives de leur hiérarchie, avec ce que cela implique d’effacement de la personnalité7.

Mais parlons aussi des conditions matérielles et de la souffrance au travail. Il y a, d’abord, tous les phénomènes déjà cités : l’accélération d’un rythme déjà frénétique ; la diversification aliénante de nos tâches ; notre incapacité à absorber la surproduction éditoriale et donc l’impression de ne vendre que du papier ; la difficulté de faire avancer nos considérations éthiques. Tout cela peut provoquer une perte de sens, qui se traduit chez certain·es de nos collègues par des arrêts de travail en série.

Ensuite, la convention nationale prévoit, au 1er novembre 20248, un salaire minimum de 1 965 € brut pour des libraires qualifié·es comme gestionnaires de rayon, et cela dans les librairies qui ne sous-qualifient pas leurs employé·es en vendeur·ses. C’est donc 164 € brut au-dessus du SMIC, ou environ 9 % de plus. Pour ce qui est de l’ancienneté, la convention de branche prévoit un premier palier de 30 € brut de prime après trois ans dans la même entreprise, puis plusieurs paliers allant jusqu’à 120 € brut pour vingt ans d’ancienneté. La belle affaire…

Enfin, les cas de maltraitance au travail sont légion. Le harcèlement, les licenciements abusifs, les discriminations, les mauvaises payes, le surmenage institutionnalisé sont monnaie courante dans cette profession, y compris dans les lieux dont l’assortiment témoigne d’un vif intérêt pour la question sociale (ou l’intérêt n’est-il qu’opportuniste ?). À Paris, où le maillage extrêmement dense de 400 librairies lui vaut le surnom de « capitale du livre » proclamé par le Syndicat (patronal) de la librairie française (SLF), un·e libraire en quête d’emploi aura tôt fait de dresser une liste des rares endroits où iel peut avoir des conditions de travail dignes — une fois éliminés les commerces qui cumulent tout ou partie des abus sus-cités et qui vont parfois jusqu’à agresser physiquement leurs salarié·es.

Nous le répétons : ces pratiques sont tellement répandues qu’elles nous amènent à nous questionner sur leur caractère structurel.

Dans ces conditions, il paraît évident qu’un grand nombre de libraires, y compris (et même surtout) parmi les plus aguerri·es, s’épuisent, se lassent, et changent de lieu de travail ou, de façon plus radicale, de profession. L’ancienneté, tant dans la boutique que dans la profession elle-même, est pourtant un gage particulier de qualité dans notre métier. Plus on connaît le lieu, ses rayons, ses collègues et sa clientèle, plus il nous est facile de travailler finement son assortiment, plus il nous est facile d’aborder des questions politiques avec les habitué·es, plus on développe des relations de confiance et parfois d’amitié avec nos confrères et consœurs, avec des éditeurices indépendant·es et d’autres acteurices du livre. Ce qui réduit l’atomisation et permet d’imaginer de nouvelles façons de faire.

Comment, dès lors, produire et maintenir l’existence d’un savoir et d’une culture professionnelle (politiquement) critique dans une corporation où les équipes et les emplois ne se pérennisent pas ? Comment rendre massives et consensuelles des considérations éthiques quand les premiers enjeux des libraires salarié·es sont simplement l’accès à un emploi et des conditions de travail dignes ?

3. Le rôle des organismes de formation


Le deuxième phénomène que nous voulons visibiliser ici est le rôle des organismes de formations de libraires dans ces dynamiques. Au premier rang desquels : l’École de la librairie, située à Maisons-Alfort (94700), fondée en 1972 sous le nom d’Association de formation de la librairie (ASFODEL), également connue sous le nom Institut national de formation de la librairie (INFL) entre 2001 et 2020, à l’aune de la signature d’une convention avec le SLF. Cette école, véritable institution, est centrale dans notre corporation : au cœur de l’élaboration et de la diffusion du savoir professionnel, son pouvoir normatif est indéniable.

Au-delà des formations destinées à des libraires déjà en poste, l’école propose un brevet et une licence en alternance ainsi que des formations en continu à destination de personnes en reconversion. En ajoutant les autres formations professionnalisantes et de nouvelles offres comme Book Conseil9, il y a chaque année plusieurs centaines d’individus qui arrivent sur le marché de l’emploi. Ce chiffre a drastiquement augmenté ces dernières années, contrairement au nombre de places en librairies qui, lui, est resté stable. Ce fait vient accentuer la tension de l’emploi en librairie, et propose une alternative pratique à la remise en question des conditions de travail : en effet, pourquoi les améliorer quand on peut aisément remplacer des employé·es coûteux·ses et indociles avec une nouvelle main-d’œuvre ? Il faut donc questionner la fausse promesse que constituent ces formations, sources de souffrance non seulement pour une partie des récent·es diplômé·es, mais pour les apprenti·es elleux-mêmes, qui forment un vivier bien utile de salarié·es à très bas coût et sont souvent dans des situations de grande souffrance dans leur entreprise, parfois en l’absence complète d’intervention de l’école, cette dernière n’hésitant pas à valider des contrats avec des librairies ayant un passé récurrent de maltraitance.

D’un autre côté, si la vision enseignée et normalisée par l’École de la librairie — dont la fameuse méthode de gestion des stocks initiée par Michel Ollendorff10 — a permis et permet toujours à certaines librairies de survivre à des temps moins fastes, elle relève d’un savoir professionnel acritique, une « doxa » qui mène à une politique d’assortiment incohérente et uniforme si l’on s’y soumet absolument. Pour résumer, cela consiste à considérer les livres avec une rotation basse (c’est-à-dire qui ne se vendent que rarement dans la librairie) comme des poids morts dont il convient de se débarrasser, au détriment du fonds et d’un travail qualitatif. Une méthode de gestion des stocks qui ne devrait en aucun cas devenir l’alpha et l’oméga de la librairie. Pourtant, nos jeunes collègues, désarmé·es et confus·es devant l’immensité de la production éditoriale, n’ont souvent pas d’autres choix que de s’y conformer pour réussir à exercer leur travail dans ce rythme frénétique. Ce n’est qu’après plusieurs années d’expérience et d’approfondissement d’un fonds qu’iels peuvent enfin réussir à la dépasser.

En participant d’une dynamique qui raccourcit notre ancienneté en tant que libraires et diffuse un savoir professionnel acritique, ces formations jouent un rôle a minima passif dans l’évolution néfaste de l’économie du livre. Il serait temps qu’elles fassent leur autocritique, démarche complexifiée par un discours selon lequel les librairies « indépendantes » seraient vertueuses par nature, et que les seuls responsables de la mise en péril du modèle économique du livre sont des acteurs extérieurs et malveillants tels que la Fnac, Amazon ou des financiers comme Bolloré. Nous pensons au contraire que ces évolutions relèvent de problèmes structurels dans lesquels le SLF et les organismes de formations ont aussi leur responsabilité.

Conclusion


Ces institutions ont pourtant du poids, et pourraient faire bouger les choses, au vu de ce que leur lobbying a pu faire pour les régulations récentes sur les frais de port11 ou la reconnaissance de notre commerce comme essentiel pendant la pandémie de Covid-19. Mais devons-nous nous étonner que ce type d’organisme n’ait pas une position plus radicale et plus politique ? Devons-nous nous étonner que leur politique se limite à une soumission stratégique aux structures économiques actuelles ? Que le seul horizon souhaitable pour un·e libraire soit de devenir ellui-même patron·ne ? Après tout, nous parlons d’un puissant syndicat patronal qui n’a pas d’intérêt à un changement du statu quo et de centres de formations existant grâce aux subventions macronistes de l’apprentissage, formule néolibérale par excellence.

Alors, comment rompre avec ces dynamiques ? Atomisé·es, isolé·es, nous gagnerions à nous fédérer et à nous associer pour peser davantage, dans un cadre formel, syndical par exemple, ou non. Si certaines de ces initiatives sont restées vaines jusque-là, l’instauration d’un réel rapport de force contre le patronat et ses intérêts pourrait enfin faire cesser l’arbitraire, améliorer nos conditions de travail, faire changer une convention de branche désuète et protéger nos collègues des abus.


Nous pourrions soutenir nos camarades qui souhaitent faire avancer des considérations éthiques et politiques plus que légitimes dans leur façon de faire leur métier et qui, aujourd’hui, craignent pour leur emploi quand iels le font. L’allongement de nos carrières, la pérennisation des équipes et la solidification de nos réseaux à travers, par exemple, des autoformations, pourraient enfin faire advenir un savoir et une culture professionnelle (politiquement) critique.

Ainsi, nous gagnerions en agentivité contre l’évolution délétère de l’économie du livre, l’accroissement de la capitalisation dans l’industrie et la mainmise d’idéologues fascisants sur la production, la diffusion et le débat d’idées. En nous rassemblant et en nous faisant reconnaître comme une véritable force constituée à l’encontre de ces offensives néolibérales et réactionnaires, nous pourrions plus facilement nous organiser pour déborder Bolloré et consorts, bien au-delà des rares librairies où les patron·nes s’embarrassent encore d’une éthique.


  1. Bien que l’essentiel de ces initiatives soient restées spontanées et individuelles, il nous semble important de citer l’Association pour l’écologie du Livre et son travail pour faire valoir, souvent depuis les librairies, une écologie matérielle, sociale et symbolique dans la chaîne du livre. https://ecologiedulivre.org/ 
  2. Vercors, Le Silence de la mer, Paris, Le Livre de Poche, 2018 [1942]. 
  3. Vincent Beaufils, Bolloré, l’homme qui inquiète, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022. 
  4. Ministère de la Culture, Chiffres clés dans le secteur du livre, 2024, disponible sur : https://www.data.gouv.fr/fr/datasets/chiffres-cles-dans-le-secteur-du-livre/. Toutes les ressources en ligne ont été consultées en février 2025. 
  5. Syndicat national de l’édition, Chiffres clés, 2024, disponible sur : https://www.syndicat-librairie.fr/ressources/chiffres-cles 
  6. Il est question ici de librairies comportant des salarié·es (souvent moins de 10, voire moins de 5 salarié·es) et ne reposant pas sur une aventure individuelle. Modèle par ailleurs de plus en plus croissant. 
  7. Il faut pourtant reconnaître les bénéfices sociaux à investir de notre personnalité dans notre métier de libraire. C’est cela qui permet la singularité de nos assortiments et donc la bibliodiversité. 
  8. Syndicat de la librairie française, Salaires minimums, 2024, disponible sur : https://www.syndicat-librairie.fr/social/salaires-minimums 
  9. Organisme privé de formation aux métiers de la librairie proposant une offre distancielle. 
  10. Michel Ollendorff, passé par Hachette, Le Seuil, Gallimard, Les Furets du Nord et La Procure, fut un des fondateurs de l’ASFODEL et son premier directeur. Il est notamment l’auteur de Le Métier de libraire paru aux éditions du Cercle de la Librairie en 2008. 
  11. Syndicat de la librairie française, Frais de livraison, 2024, disponible sur : https://guide.syndicat-librairie.fr/vente-en-ligne/frais-de-livraison 

Pour citer cette contribution :

Ou alors :

Ont travaillé à la production de la publication multiformat Déborder Bolloré : Adrien, Arnaud, Alaric, Arnaud, Benny, Camille, Clara, Coralie, Éléonore, Emmanuel, Jérôme, Johan, Julie, Léna, Merlin, Nicolas, Pascale, Quentin, Rodhlann, Théo, Yann et Zoé.